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trompe, et qui pourrait bien demeurer comme l’un des mai 1res livres de ce temps. L’écrivain assagi, en pleine fleur d’imagination, a concentré dans le Triomphe de la Mort toutes ses qualités. C’est encore l’histoire intérieure d’un amour tourmenté, de « la lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu. » Elle se livre entre George Aurispa et cette adorable Ippolita, qui « porte dans les cheveux un œillet allumé comme un désir. » L’auteur nous les présente au Pincio, devant la flaque de sang prophétique du suicidé : « Heureux les morts parce qu’ils ne doutent plus, » dit déjà Ippolita.

A partir de cet instant, à travers les scènes de volupté frénétique d’Albano et de l’Eremo, tout va conspirer, dans le cerveau malade de celui que l’auteur appelle « un penseur passionné, » « un ascétique sans Dieu, » pour l’amener au meurtre final de sa maîtresse. Pourquoi ? « Détruire pour posséder, il n’y a pas d’autre moyen pour celui qui cherche dans l’amour l’Absolu. » — Tout le sens du livre est dans cet aphorisme. Il étonnera sans doute plus d’un honnête ménage. Il a cependant son effroyable logique, il est la résultante des précédentes expériences de Sperelli. Effort surhumain, d’abord, pour sortir de soi-même et se donner ; puis, pour absorber en soi l’autre tout entier ; et devant l’impossibilité d’y réussir, tentation d’anéantir cet autre insaisissable, comme l’enfant casse le jouet qui n’a pas donné tout ce qu’il promettait. Telle est bien la gradation de la passion chez un Sperelli ou un Aurispa. Ah ! qu’elle le connaît bien, son poète, la pauvre Ippolita ! « Ta pensée t’attire plus que je ne t’attire, parce qu’elle est toujours diverse, tandis que moi, j’ai déjà perdu toute nouveauté… Il ne peut recevoir de moi aucune joie, et peut-être lui suis-je chère uniquement parce qu’il trouve en moi des motifs pour ses chères afflictions. » Et dans ses meilleurs instans elle jauge ainsi son bonheur : « Il peut s’enivrer de moi comme d’une de ses pensées. » — Durant cinq cents pages, les cœurs sont fouillés à cette profondeur, avec la même sûreté de regard, la même vigueur d’observation, coupée par de magnifiques éclairs de poésie dans l’association constante de la nature aux sentimens humains. L’écrivain a digéré ses Russes ; il ne les imite plus, mais il s’est assimilé l’attention constante, impitoyable, de Tolstoï. On le sent bien dans la partie du livre intitulée : Maison paternelle, la plus forte peut-être, et qui soutient la comparaison avec les Souvenirs d’enfance de Tolstoï.

L’esprit toujours ouvert de M. d’Annunzio, miroir qui absorbe et transforme sans cesse toutes les idées, toutes les images, a reflété de nouveaux astres, les derniers nés, Ibsen, Nietzsche.