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cadres de son armée ; il mit à la retraite des centurions de grand mérite, qu’il trouvait trop âgés ou trop pesans d’allure. Les hommes capables l’inquiétaient, il leur donnait des dégoûts, abaissait tout ce qui s’élevait, et se piquant de tout savoir, il méprisait les savans de profession. Il se plaisait à parler en public ; il avait le don de l’éloquence, quantumvis facundus et promptus, et il s’entendait à décocher des traits piquans, irato verba et sententiæ suppelebant. Avec cela, fantasque comme une mule, il étonnait tout le monde par ses perpétuelles transformations ; il changeait souvent de costume, et quand il revenait de voyage, on ne le reconnaissait plus : il avait laissé pousser sa barbe et ses cheveux. Autre signe particulier : il avait la passion des yachts et des longues promenades en mer.

C’est le cas de dire que voilà une similitude peu ressemblante. L’empereur Guillaume II a destitué Macron, il ne le tuera pas ; selon toute apparence, il ne fera pas de son cheval un consul, et jamais il ne souhaitera que le peuple allemand n’ait qu’une tête pour la trancher d’un seul coup. Il est possible que Caligula aimât les yachts ; mais il n’a pas écrit des lignes telles que celles-ci : « Mes voyages ont pour moi cette vertu de me soustraire à l’agitation de chaque jour et de me faire considérer de loin les choses de la patrie allemande. Je souhaite à mes compatriotes de connaître tous ces heures où l’on se rend compte de ce qu’on a tenté de faire et de ce qu’on a fait. Ces heures-là guérissent des folles présomptions, et c’est de quoi nous avons tous besoin. Ceux-là me comprendront qui sont descendus une fois en eux-mêmes quand ils se trouvaient sur le pont d’un navire, en pleine mer, n’ayant au-dessus de leur tête que les étoiles de Dieu. »

Mais il peut arriver qu’un prince très humain, disposé à s’entretenir avec les étoiles de Dieu, soit trop enclin aux décisions rapides, précipitées, aux coups de tête ; qu’il traite certains cas embarrassans de Schweinereien, et que, sujet à des impatiences nerveuses, il s’entende mieux à trancher les difficultés qu’à les résoudre. Il se peut aussi que jaloux de ses prérogatives, amoureux de sa volonté, il se fasse un plaisir de prouver qu’il est son propre maître, qu’il ne tient qu’à lui de se passer de tout le monde, que ses serviteurs les plus intelligens, les plus dévoués ne lui sont point nécessaires. Il se peut enfin que comme le méchant fou dont Chéréas, tribun des prétoriens, débarrassa l’univers, il joigne à sa vivacité d’humeur le goût d’étonner la galerie, et voilà peut-être pourquoi le comte de Caprivi n’est plus chancelier de l’empire allemand.

C’est ce qui explique aussi le sentiment d’inquiétude et de malaise qu’a causé cet événement inattendu dans les cercles politiques de l’Allemagne. On avait souvent parlé de l’instabilité des choses et des hommes dans les démocraties ; il s’est trouvé que, dans la plus réglée