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l’idée mère de l’œuvre. Uniquement préoccupé d’amener cette situation, M. Coppée n’a pas raffiné sur les moyens. Il n’a pas cherché à marquer d’une empreinte nouvelle les personnages qu’il met en scène.

Ce sont tous pour nous de vieilles connaissances. Michel Brancomir et Bazilide, c’est le couple royal de Macbeth. Michel est le soldat de fortune aux mains d’une femme qui l’éblouit par le prestige d’une naissance supérieure, qui le domine par le pouvoir des sens. Bazilide, forte de la prédiction d’un devin, comme lady Macbeth de celle des sorcières, est l’ambitieuse de qui l’ambition implacable et froide rencontre le crime sur son passage et passe outre. Constantin est le personnage sympathique lui-même dans toute sa beauté, ou, si l’on veut, dans toute son horreur, doué de toutes les vertus, bon fils et citoyen meilleur, chef valeureux, maître charitable, soldat aussi doux qu’une femme. Etienne, l’évêque-roi, est le saint des légendes dont les hommes baisent les pas et les petits oiseaux becquètent les mains. Militza est l’aimée, la fille de Bohème adoptée par les opéras-comiques ; c’est aussi la prostituée à l’âme vierge. Pour Benko c’est le traître ; et ce nom seul suffit. Apparemment, soucieux de donner à son œuvre une plus grande portée, M. Coppée s’est gardé de tout ce qui aurait eu l’air d’en restreindre la signification. Il n’a pas fait ses personnages individuels, voulant nous donner à entendre que, dans le problème qui les met aux prises, la solution dépasse les individus. Il nous présente, à l’aide d’indications sommaires, quelques figures réduites aux grandes lignes de l’humanité, des caractères tracés d’avance et dont chacun personnifie un sentiment unique : l’ambition, la piété, la droiture, le dévouement, la trahison. — De même les procédés dont se sert M. Coppée pour amener les faits sont d’une simplicité certainement voulue. Il feint que l’envoyé du sultan a pénétré dans la place sous un costume de chanteur. Mais les ruses de Benko sont déjouées par la petite Militza qui sait tout, entend tout et devine le reste. Et s’il faut à Constantin une preuve décisive de la trahison paternelle, il n’a qu’à se cacher derrière cette tenture et à prêter l’oreille. C’est le vieux moyen toujours bon. Il est clair que M. Coppée ne s’est pas mis en frais d’invention. Il ne s’est pas soucié d’agencer habilement les scènes. Là n’est pas pour lui l’intérêt. Il a hâte d’arriver, par quelques chemins que ce soit, à cette partie du drame sur laquelle tout repose et sur laquelle il a fait porter tout son effort.

Cette scène qui met aux prises Michel et Constantin remplit à elle seule tout le troisième acte. Elle est d’une incontestable beauté. La situation est nettement indiquée. Elle se développe dans un décor d’une simplicité grandiose. C’est dans le cadre de l’éternelle nature qu’a lieu le tragique débat. Le père et le fils sont en présence sous les cieux témoins. Leurs arguments s’engagent et se froissent avant leurs épées.