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de l’éducation, la plus opposée qu’il se puisse à la précédente et admettons que l’objet en soit de former des « gens du monde »! Quoique Fronsac et Lauzun soient morts, il ne manque pas d’esprits un peu superficiels pour qui le tout de l’éducation ne consiste, on le sait, que dans la politesse des mœurs, l’élégance des manières, et la courtoisie du langage. Quelques mères, beaucoup de mères, de bonnes mères, n’y voient guère autre chose, et elles croient avoir assez rempli leur tâche quand elles ont fait de leur fils « un homme bien élevé. » Allez au fond de cette idée de l’éducation : qu’y trouverez-vous? Quelque chose de parfaitement analogue à ce que nous avons trouvé dans l’idée de l’éducation par « l’athlétisme. » Oh ! assurément, il y a des différences, et je ne sais pourquoi j’imagine que Milon de Crotone devait être un homme « assez mal élevé. » Peu de boxeurs se sont acquis dans l’histoire une réputation de « gentleman » accompli. Mais quand la courtoisie du langage, la politesse des mœurs, l’élégance des manières, ne seraient pas, elles aussi, comme la vigueur du corps, des qualités de race, utiles, précieuses, nécessaires à entretenir; — quand elles ne nous serviraient pas à nous donner les uns aux autres l’illusion de ce que nous devrions être en réalité; — quand cette politesse, en passant de leurs manières dans les œuvres de nos écrivains, n’aurait pas contribué pour sa part à la fortune universelle de notre littérature française; — il resterait toujours qu’un « homme bien élevé » c’est celui qui se gêne ou qui se contraint pour les autres. L’idée de quelque contrainte fait donc encore ici partie de la notion même de l’éducation. En ce sens, « élever » quelqu’un, c’est l’habituer à réprimer ceux de ses mouvemens, à retenir celles de ses paroles, à garder pour lui ceux de ses sentimens qui pourraient contrarier, effaroucher, ou blesser les autres. Un intérêt général, qui est ici l’intérêt du « monde », est donc reconnu comme supérieur à celui de l’individu, comme assez important pour que chacun de nous y subordonne, y soumette, y plie sa « nature; » et nous aboutissons à la même formule : contrainte individuelle en vue d’un gain social.

Ai-je besoin d’insister et de multiplier les exemples? Former un « citoyen » ou former un « soldat », — je dis bien les former, et non pas les dresser, — c’est leur apprendre l’art de subordonner quelque chose d’eux-mêmes et de leurs « droits naturels » aux intérêts ou aux droits de la communauté. Pas d’« armée » ; pas de « patrie » ; pas de « société » sans cela! Mais c’est aussi pourquoi, tout le reste n’étant que secondaire et comme accidentel, nous pouvons dire avec assurance que l’objet fixe de l’éducation est de substituer en tout homme le pouvoir agissant des « mobiles sociaux »