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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/924

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à l’impulsion native, — et toujours assez énergique, — des « mobiles individuels ». On peut d’ailleurs discuter la nature et l’étendue des droits de la société, ou de la patrie même. On peut discuter la question de savoir si, n’existant qu’en elles et que pour elles, nous ne devons donc vivre aussi que pour elles. On peut se demander s’il est vrai que nous leur appartenions avant de nous appartenir. Et ce sont de graves problèmes, que nous nous garderons bien de trancher comme à la volée. Mais il n’en est pas moins certain qu’en tout temps, sous toutes les latitudes, ce sont bien les intérêts permanens de la patrie ou de la société qui déterminent ou qui règlent, et qui doivent régler la matière de l’éducation publique. La patrie et la société ont le droit de nous « élever » pour elles; ou plutôt elles y sont obligées, puisqu’elles ne peuvent subsister qu’à cette condition.

Il en résulte premièrement qu’entre l’éducation et l’instruction, s’il y a d’ailleurs de nombreux rapports, ces rapports n’ont rien de constant ni surtout de nécessaire. L’optimiste le plus déterminé que je connaisse au monde, — c’est l’excellent sir John Lubbock, l’auteur du Bonheur de vivre, — communiquait, l’année dernière, au Congrès de sociologie je ne sais quelle statistique d’où il semblait ressortir que « le progrès de l’éducation et celui de la moralité allaient de pair en Angleterre. » Heureuse Angleterre ! dirons-nous donc, et surtout heureux accident! car la statistique n’a rien découvert de semblable ni en France ni nulle part ailleurs, en Allemagne ou en Amérique. Là, au contraire, nous voyons que de grands ignorans, qui ne savent ni l’antiquité ni les sciences, ni les langues, ni même l’orthographe, n’en sont pas moins de fort honnêtes gens. Inversement, nous constatons que toute leur instruction n’a pas préservé quelques malheureux des pires défaillances, et ni brevets, ni diplômes ne les ont empêchés de succomber aux plus vulgaires tentations. Un pessimiste ajouterait-il qu’en plus d’une occasion le criminel ne s’est servi de son instruction que comme d’un moyen plus facile ou plus sûr de commettre son crime? Il le pourrait, au moins! et je m’empresse aussitôt de dire que cela ne prouve rien ni contre l’instruction, ni contre l’utilité de la répandre, et de l’étendre, mais cela semble prouver qu’elle n’a que des rapports lointains ou irréguliers avec l’éducation; — et ce n’est pas une petite affaire que de les régulariser.

C’est qu’aussi bien l’instruction, telle que nous la comprenons de nos jours, n’a plus du tout pour objet la culture désintéressée ni, comme on dirait jadis, l’enrichissement ou l’ornement de l’esprit, mais la seule utilité de celui qui s’instruit. On n’étudie