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plus le latin « pour le savoir », mais pour passer des examens, ou quelquefois « pour l’enseigner », ce qui n’est, après tout, qu’une manière de s’en servir. Supposé qu’il ne servît plus à rien d’immédiat, d’effectif et de pratique, on ne l’étudierait plus. Reportez-vous, là-dessus, au livre célèbre de Raoul Frary : La Question du latin; et mesurez, depuis dix ans, ce que nous avons fait de progrès en ce sens[1]. Pareillement, et de quelque illusion que l’on se flatte soi-même, on n’étudie pas la physique ou la chimie pour le plaisir philosophique de connaître « les secrets de la nature, » mais uniquement pour s’en faire un moyen d’existence, et, s’il se peut, une supériorité dans la lutte pour la vie. C’est comme si nous disions que, de toutes les obligations que la société nous impose, l’instruction n’en reconnaît qu’une, qui est celle d’être chacun les artisans de notre propre fortune. Son idéal est de nous procurer des moyens de parvenir. S’il y en a de plus prompts ou de phis sûrs que d’autres, son unique souci n’est que de les substituer aux anciens. Et je ne l’en blâme ni ne l’en loue, pour le moment; mais je constate; et je dis que tout ce que l’on fait, tout ce que l’on pourra faire pour l’instruction ainsi comprise, on le fera contre l’éducation.

Car ce que l’on développe d’abord ainsi, c’est l’esprit d’individualisme; et, la considération du succès dominant toutes les autres, il ne saurait plus être question de rien sacrifier. Un moraliste a dit qu’ « il ne fallait pas arranger pour soi seul les affaires de sa vie ! » Quelle erreur était la sienne ! Il raisonnait, en vérité, comme si chacun de nous n’était pas pour soi le centre du monde, et que sa principale affaire ne fût pas de développer « toutes les puissances de son être ! » N’en avons-nous pas le droit, puisque nous les trouvons en nous, ces puissances, et qu’apparemment la nature ne les y a pas mises en vain ? Nous en avons même le devoir, puisque la seule chose qui importe, c’est de faire son chemin ou, pour parler plus exactement, sa « trouée » dans le monde. Et qui sait, — ajoute-t-on, — qui sait si, de tous les services que les autres attendent de nous, celui-ci n’est pas justement le plus grand que nous leur puissions rendre? Quand il lui ferait produire des millions pour lui-même, une découverte scientifique finit toujours par profiter à l’humanité tout entière autant ou plus qu’à son inventeur, et pareillement, le surcroît de valeur que nous nous donnons à nous-mêmes finit par devenir un gain pour toute la société ! Tandis qu’ils ne songent, l’un qu’à faire fortune et l’autre qu’aux intérêts de son amour-propre,

  1. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1885: La Question du latin.