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France, qui met tout le monde en mouvement, le laisse seul indifférent. Nul n’a fait plus tôt et plus complètement ces grands vœux par où le moine militaire égale presque l’austère détachement de ses pareils, les miliciens du cloître.

Sorti de Saint-Cyr dans l’infanterie, il fut versé au 47e de ligne, qui tenait alors garnison à Lorient, et rejoignit bientôt à Perpignan le corps d’observation formé sur la frontière espagnole sous le commandement du général de Castellane. Le jeune officier était à dure et bonne école. Il dépeint Castellane comme un chef déjà redouté, toujours à l’affût du moindre manquement dans le service, tel que nous l’avons connu plus tard, au temps de mon enfance, commandant la place de Lyon, amusant la ville par ses excentricités, terrifiant la troupe par ses exigences minutieuses. D’autre part, Canrobert trouvait au régiment des instructeurs émérites, vétérans de l’Empire oubliés par la Restauration dans les bas grades, ou revenus du Champ d’Asile pour reprendre du service après 1830. Débris épiques, moroses, souvent bizarres, parfois illettrés, mais qui pratiquaient les rites militaires comme une religion révélée par leur dieu disparu. Tel le chef de bataillon Viennot ; cet ancien grenadier avait fait toutes les campagnes depuis l’Egypte et ne s’enorgueillissait que d’un souvenir : étant guide de gauche dans la division Bon, à la bataille des Pyramides, il avait été le seul de ces guides qui, au moment de la charge des Mameluks, eût conservé sa distance. Tel encore le capitaine Mousson. Celui-là avait passé le Rhin avec Kléber et Jourdan, sa croix d’honneur s’était fait attendre jusqu’après 1815 ; et à cette date on ne les payait plus. Il se retira à Toul, avec 600 francs de retraite. En 1852, le général Canrobert, aide de camp du président, accompagnait le prince à l’inauguration du chemin de fer de Strasbourg. Dans la foule accourue à Toul, il reconnaît un énorme shako, modèle de l’Empire, et, sous ce shako, son ancien capitaine de compagnie. L’aide de camp déclara à Mousson qu’un récent décret affectait une haute paye aux croix ; il prit sur sa solde pour faire honneur au décret de son invention, Je crains que le vieux volontaire de 1792 ne soit devenu du coup un des séditieux qui crièrent alors : Vive l’Empereur ! avant la lettre, sur le passage du prince-président. Revenant à ses débuts au service, Canrobert raconte comment le duc d’Angoulême demanda un jour, devant lui, à un maréchal de camp, depuis quelle époque il avait ce grade : « Depuis 1800, depuis Marengo, Monseigneur. — Comment ! depuis si longtemps, général ? J’en suis étonné ! — Et moi, Monseigneur, ça ne m’étonne pas : j’ai de par le monde une nièce qui a