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Dobroudja, de sinistre mémoire, fut la plus éprouvée par le choléra. Une moitié de son effectif périt dans ces marais empestés ou s’égrena sur les transports de malades. Le cœur du général saigne dans les pages où il décrit les misères de ses enfans. Son émotion n’est pas moins sincère, et sans une pensée personnelle pour les grandes destinées qui se levaient devant lui, lorsqu’il raconte la fin stoïque de Saint-Arnaud. Canrobert avait reçu de l’empereur une lettre de commandement, à tout hasard. Il s’en ouvrit à son chef en vue même d’Eupatoria, quand le moribond s’avoua vaincu par le mal ; il gagna la bataille de l’Alma pour l’héroïque fantôme et lui en reporta tout l’honneur. Quelques jours plus tard, le maréchal commandant confirmait la désignation antérieure dans l’admirable proclamation que l’on sait, avant d’aller expirer sur le Berthollet. Cet homme avait été si grand, si vraiment exemplaire durant les dernières semaines, qu’il faudrait faire apprendre par cœur à tous nos soldats une Vie de Saint-Arnaud, où l’on ne laisserait que le chapitre final !

Son successeur a-t-il mérité les reproches des stratégistes et la disgrâce qui leur donna raison ? Impétueux dans l’action, mais circonspect à l’engager, temporisateur par nature, jeté d’ailleurs sur ce rocher de Crimée, à 800 lieues de nos ports, avec si peu de moyens pour une si lourde tâche, dépendant d’alliés aussi lents qu’ils étaient solides, pouvait-il faire mieux et plus vite ? L’histoire militaire n’est pas près de juger ce procès en dernier ressort, et nous nous y récusons. Canrobert, secondé par son fidèle Bosquet, se couvrit de gloire à Inkermann ; mais sa plus belle victoire, il la remporta sur lui-même, le jour où il s’effaça silencieusement devant le remplaçant envoyé dans son camp par les tacticiens de Londres, qui avaient converti ceux de Paris. Fait sans précédent à la guerre, cette rentrée docile d’un chef dans le rang, si loin de la patrie, au milieu de soldats qui l’adoraient et qui ne professaient pas le même sentiment pour leur nouveau général. La préférence des troupes était notoire, elle pouvait devenir fâcheuse : Canrobert dut consommer son sacrifice et quitter la terre où il avait planté le premier notre drapeau. Le cœur meurtri, il reçut l’ordre de rappel avec son inaltérable soumission ; il alla une dernière fois sur la batterie Lancastre contempler l’ensemble des travaux. « Comme Moïse, j’ai vu la terre promise, et il ne m’a pas été permis d’y entrer ! » C’est toute sa plainte. Revenu en France, il ne bouda même pas, et reprit aussitôt son service d’aide de camp aux Tuileries.

La réparation commença avec les acclamations de la foule, quand le vainqueur de l’Alma et d’Inkermann défila dans Paris en tête des régimens qui arrivaient de Crimée. Elle fut