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mots et de formes ; il met son nom à la place de celui du roi, il découvre son gouvernement futur dans le tableau que Joseph de Maistre fait de la royauté de Louis XVIII, et ce livre, tout symbolique et invraisemblable appliqué aux Bourbons, vaincus, proscrits, étrangers à la France nouvelle, devient réel, vivant, comme impérieux, appliqué au vainqueur de Vendémiaire et au conquérant de l’Italie.

D’ailleurs, les affinités sont profondes entre l’écrivain qui débute et le général qui commence sa carrière. Ils voient la vie avec la même optique, et plus ils y avanceront, tout en se combattant, plus leurs vues tendront à se confondre. Les Soirées de Saint-Pétersbourg dégagent la même notion de l’histoire que le Mémorial de Sainte-Hélène. L’empereur, tel que le concevra Napoléon, c’est le Pape de Joseph de Maistre sécularisé. La théocratie de l’un n’est que le césarisme de l’autre transfiguré. Pour tous les deux, la marche du monde procède de cette poussée mystérieuse des masses, de ce flux et de ce reflux de la mer humaine, qui apporte les hommes, les remporte, les soulève, les engloutit, dont Bonaparte se déclarera le produit, dont il se réclamera dans le succès, dont il s’excusera dans la défaite : « Je dépends des événemens, j’attends tout de leur issue… »

Au premier chapitre des Considérations, il lit cette phrase : « La Révolution mène les hommes, plus que les hommes ne la mènent. » Puis ce coup de lumière sur Mirabeau : « Il se mettait à la suite d’une masse déjà mise en mouvement, et la poussait dans le sens déterminé… Il disait en mourant que, s’il avait vécu, il aurait rassemblé les pièces éparses de la monarchie. » Le fameux plan de Mirabeau n’est pas autre chose que la monarchie retranchée et bastionnée dans les institutions de l’an VIII, avec une liberté apparente, une police formidable, un roi de parade, un maire du palais omnipotent. Mirabeau eût été le Richelieu de cette monarchie, comme Bonaparte se proposait d’être celui de la République. Un trait de ce genre lui suffit pour discerner toute la chaîne de l’histoire, comme un éclair, dans la nuit, pour reconnaître les passages et les ondulations d’un pays. Il continue : La France dépérissait entre des mains incapables et corrompues ; une grande épuration était nécessaire, un immense défrichement du sol, au besoin par l’incendie. « Il fallait que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du roi futur. » Les révolutionnaires n’ont travaillé que pour le roi : « Par eux, l’éclat des victoires a forcé l’admiration de l’Univers… Le roi remontera sur le trône avec tout son éclat et toute sa puissance, peut-être même avec un surcroît de puissance. » Bonaparte a soutenu