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à des voies de fait sur les rédacteurs, ont brisé les chaises, renversé les tables, et commis enfin, pendant deux jours de suite, des actes tout à fait indignes d’hommes qui sont chargés de maintenir l’ordre et de faire respecter les lois. Ces faits se sont passés à quelques pas des casernes : le gouverneur de Madrid n’a rien fait soit pour les prévenir, soit pour en empêcher le retour.

Le ministère s’est réuni. La surprise de M. Sagasta et de ses collègues libéraux a été grande, lorsque le général Lopez Dominguez, ministre de la guerre, s’est fait l’organe des plaintes et des exigences des officiers, et a demandé que les délits de presse commis par les journaux fussent désormais soumis aux conseils de guerre. Il invoquait un vieil article du code militaire qui se trouve en contradiction avec la législation ordinaire, contradiction regrettable sans doute et qui ne peut s’expliquer que par le passé anarchique et révolutionnaire de l’Espagne, mais à laquelle la jurisprudence a pourvu : un arrêt de la Cour suprême a décidé, en effet, que les délits commis par la presse contre l’armée seraient, comme les autres, passibles des tribunaux de droit commun. Il en est ainsi dans tous les pays civilisés, même dans ceux où l’armée pousse jusqu’à l’orgueil le sentiment de sa dignité. On comprend que, dans une crise grave, lorsque l’état de siège est établi, la règle fléchisse provisoirement ; mais le général Lopez Dominguez a demandé la permanence de la juridiction militaire, et c’est à quoi M. Sagasta ne pouvait pas consentir sans renier tous les principes de son parti. Il a préféré donner sa démission.

L’Espagne a traversé alors un moment très critique. Le maréchal Martinez Campos, le plus glorieux soldat de son pays, le restaurateur de la monarchie et son soutien le plus solide, a été nommé gouverneur de Madrid et chargé, en fait, d’une espèce de dictature. Il n’en a pas abusé. Grâce au prestige dont il jouit, l’ordre s’est trouvé rétabli aussitôt. Le maréchal a été le premier à réclamer la réorganisation du ministère : il a insisté pour que M. Sagasta et ses collègues reprissent leurs portefeuilles, mais il y amis une condition inacceptable, en demandant à son tour, comme le général Lopez Dominguez, que les délits de presse commis contre l’armée fussent déférés aux tribunaux militaires. Peut-être a-t-il pensé qu’il fallait faire la part du feu, et qu’on risquerait de tout perdre si on voulait tout sauver en même temps. Déjà les prétentions des officiers prenaient des proportions exorbitantes : le programme en a été publié par les journaux, et il aurait été permis d’en rire si la situation n’avait pas été aussi sérieuse. Il s’agissait naturellement d’augmenter le budget de la guerre, d’attribuer aux anciens soldats des places et des fonctions administratives, mais aussi de réserver aux militaires un certain nombre de sièges à la Chambre et au Sénat, et enfin — ce dernier trait atteint une certaine force comique, — d’assurer à tous les officiers à l’âge de quarante ans leur promotion au grade de