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cœurs, sème la confusion, jette dans les âmes le découragement et le trouble ; il prépare la défaite. Mais, pour achever l’œuvre, recueillir le fruit de cette confusion, mettre à profit ce découragement et ce trouble, il faut autre chose : il faut un choc sous la violence duquel l’édifice de la défense s’écroulera brusquement. C’est donc, contrairement à l’assertion du règlement autrichien, précisément sur la charge qu’il faut fonder tout le dispositif d’attaque.

Dragomirof, le célèbre tacticien russe, le fougueux disciple de Souwarof, qui n’a cessé d’envelopper de ses invectives ceux qu’il appelle les « chevaliers de la balle » et leurs prétentions de supprimer le choc en s’en fiant aux propriétés destructives du fusil, a résumé la discussion d’un mot caractéristique : « Est-ce que celui qui ne porte pas la charge dans son cœur pourra seulement approcher son adversaire à bonne portée de fusil ? Celui qui ne sait pas ou ne veut pas charger ne tirera même pas. »

La charge, c’est-à-dire l’irruption violente, tambours battans, drapeaux au vent, sur la position attaquée, l’expulsion du défenseur de haute lutte est et restera ce qu’elle a toujours été : le couronnement obligé de la tâche de l’assaillant, et par conséquent la règle suprême de l’agression. La tactique n’est-elle pas précisément la recherche de formations qui permettent à l’infanterie, malgré le feu et les obstacles nouveaux qu’il lui crée, d’exercer sa puissance de choc et d’arriver, après le sanglant épisode de la préparation à l’acte final, au suprême effort, à la charge à la baïonnette ?

La question se trouve ainsi nettement posée sur son véritable terrain. Aujourd’hui, comme il y a cent ans, ce qu’il faut trouver ce sont des formations qui permettent à l’infanterie de traverser la zone battue par les feux de la défense sans y perdre la cohésion, la force matérielle et morale qui la feront aboutir à la charge.

L’emploi de tirailleurs, choisis en petit nombre, l’attaque par petits bataillons massés en colonne, avait résolu le problème au siècle dernier vis-à-vis des lignes rigides et des feux de file de la tactique de Frédéric II. Le voilà qui se repose à nouveau avec le fusil moderne, sa portée, sa précision, et surtout l’écrasante vitesse de son tir.

Il faut se résoudre, et l’armée qui saura trouver la solution et l’appliquer sans reculer devant les sacrifices nécessaires, y trouvera la recette de succès qui ne seront pas moins éclatans que ceux dont l’ordre profond fut l’origine pour nos armes en son temps.