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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/292

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de la solitude. Dans les midis brûlans et immobiles, dans les crépuscules embrumés, elle prenait parfois des aspects formidables. Parfois, quand tout reposait, on entendait grincer le cabestan et craquer toute la charpente. Pendant les nuits sans lune, on voyait la rougeur des torches reflétée par les eaux.

En un après-midi de pesante oisiveté, George proposa à Hippolyte :

— Veux-tu venir au Trabocco ?

Elle répondit :

— Allons, si tu veux. Mais comment ferai-je pour passer le pont ? Une fois déjà j’ai essayé…

— Je te conduirai par la main.

— Le passage est trop étroit.

— Nous essayerons.

Ils y allèrent. Ils descendirent par le sentier. Au coude, ils trouvèrent une sorte d’escalier taillé dans le granit, peu praticable, et dont les marches irrégulières se prolongeaient jusque sur les récifs à l’extrémité du pont branlant.

— Tu vois ! comment ferai-je ? dit Hippolyte avec regret. Rien qu’à regarder, la tête me tourne.

La première partie du pont se composait d’une planche unique, très étroite, soutenue par des étançons fixés sur la roche ; l’autre partie, plus large, était formée de voliges transversales, blanches d’une blancheur presque argentée, vermoulues, cassantes, mal jointes, si peu épaisses qu’elles semblaient devoir se rompre sous la moindre pression du pied.

— Tu ne veux pas essayer ? — demanda George avec une sensation intérieure d’étrange soulagement en constatant qu’Hippolyte ne réussirait jamais à opérer le périlleux passage. — Regarde ; voici qu’on vient pour nous tendre la main.

Un enfant demi-nu accourait de la plate-forme, agile comme un chat, brun comme un bronze riche d’or. Sous son pied infaillible les voliges craquaient, les solives pliaient. Parvenu à l’extrémité du pont, près des étrangers, il les encouragea avec des gestes énergiques à se confier en lui, les regardant de ses yeux perçans d’oiseau de proie.

— Tu ne veux pas essayer ? reprit George avec un sourire.

Irrésolue, elle avança un pied sur la planche branlante, regarda les rochers et l’eau, puis se retira sans réussir à vaincre son trouble.

— Je crains le vertige, dit-elle. Je suis sûre que je tomberais

Elle ajouta avec un regret manifeste :

— Va, va seul. Tu n’as pas peur ?