Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/293

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non. Mais toi, que feras-tu ?

— Je m’assoirai à l’ombre et je t’attendrai.

Elle ajouta encore, avec hésitation, comme pour tenter de le retenir :

— Mais pourquoi y vas-tu ?

— J’y vais. Je suis curieux de voir.

Elle semblait chagrine de ne pas pouvoir le suivre, tachée de le laisser aller en un lieu où elle-même n’arriverait pas ; et ce qui semblait la chagriner et la fâcher, c’était, non pas seulement de renoncer à une curiosité et à un plaisir, mais encore quelque autre cause mal distincte. En effet, ce qui la faisait souffrir aussi, c’était l’obstacle temporaire qui allait s’interposer entre son amant et elle, cet obstacle qu’elle était incapable de surmonter. Tant lui était devenu essentiel le besoin de tenir son amant attaché sans cesse par un lien sensuel, d’être avec lui en contact ininterrompu, de le dominer, de le posséder.

Elle dit sur un ton de dépit à peine perceptible :

— Va, va donc !

George venait d’observer au fond de lui-même un sentiment contraire au sentiment instinctif d’Hippolyte : c’était une sorte de soulagement à constater qu’il y avait un lieu où Hippolyte ne le suivrait pas, un refuge complètement inaccessible à l’Ennemie, une retraite défendue par les roches et par la mer où il pourrait trouver enfin quelques heures de véritable repos. Et ces impressions, quoique mal distinctes et même un peu puériles, mais très certainement opposées, démontraient l’état réel des deux amans vis-à-vis l’un de l’autre : l’un, victime consciente destinée à périr ; l’autre, bourreau inconscient et câlin.

— J’y vais, dit George avec une nuance de provocation dans le ton et dans l’attitude. Au revoir.

Bien qu’il ne se sentit pas sûr de lui-même, il refusa l’aide de l’enfant et fut très attentif à prendre une démarche franche et alerte, à ne pas hésiter, à ne pas vaciller sur la planche branlante. Dès qu’il eut mis le pied sur la partie plus large, il accéléra le pas, toujours préoccupé des regards d’Hippolyte, donnant instinctivement à son effort la chaleur d’une réaction hostile. Lorsqu’il foula le plancher de la plate-forme, il eut la sensation illusoire de se trouver sur le pont d’un navire. En un instant, la fraîcheur de la mer clapoteuse qui se brisait sur les récifs ressuscita dans sa mémoire certains fragmens de la vie qu’il avait vécue à bord du Don-Juan, et il éprouva par tout son être un tressaillement subit à l’idée chimérique de lever l’ancre. « A la voile ! A la voile ! »

Aussitôt après, ses regards se portèrent sur les objets environnans,