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et il en remarqua les moindres détails avec sa lucidité ordinaire.

Turchin l’avait salué d’un geste brusque, que n’adoucissait ni parole ni sourire, comme si nul événement, quelque insolite et extraordinaire qu’il fût, n’eût eu le pouvoir d’interrompre même pour une seconde la préoccupation terrible qui apparaissait sur son visage terreux, presque sans menton, à peine plus gros que le poing, avec un long nez en saillie, pointu comme un museau de brochet, entre deux petits yeux scintillans.

La même préoccupation se lisait dans l’aspect de ses deux fils qui, eux aussi, saluèrent en silence et se remirent à l’ouvrage, sans se départir de leur immuable tristesse. C’étaient des garçons de plus de vingt ans, décharnés, brûlés, agités d’une continuelle inquiétude musculaire, comme les démoniaques. Tous leurs mouvemens avaient un air de contraction convulsive, de sursaut ; et, sous la peau de leurs faces sans menton, on voyait par moment les muscles trembler.

— La pêche est bonne ? demanda George en montrant le large filet immergé dont les coins s’apercevaient à fleur d’eau.

— Rien aujourd’hui, seigneur, murmura Turchin avec un accent de colère contenue.

Il reprit après une pause :

— Qui sait ? C’est toi, peut-être, qui nous apportes la bonne pêche.

— Tirez le filet. Nous verrons.

Ses fils s’apprêtèrent à manœuvrer le cabestan.

Par les interstices du plancher, on apercevait l’onde miroitante et écumante. Dans un angle de la plate-forme se dressait une cabane basse au toit de paille, dont le faîte était protégé par une file de tuiles rouges et orné d’une pièce de chêne sculptée en forme de tête de bœuf, avec deux grandes cornes rapportées, contre les maléfices. D’autres amulettes pendaient de la toiture, mêlées à des disques de bois sur lesquels étaient collés avec de la poix des morceaux de miroir ronds comme des yeux ; et un faisceau de fourches à quatre dents, rouillées, gisait devant l’ouverture basse. À droite et à gauche, deux grands mâts verticaux se dressaient, plantés sur la roche, maintenus à la base par des pieux de toutes grosseurs qui s’entre-croisaient et s’enchevêtraient, reliés les uns aux autres par d’énormes clous, serrés par des fils de fer et par des cordages, renforcés de mille façons contre le courroux de la mer. Deux autres mâts horizontaux coupaient les premiers en croix et s’allongeaient comme des beauprés par delà les récifs, sur l’eau profonde et poissonneuse. Aux extrémités fourchues des quatre mâts pendaient des poulies avec des cordes correspondant