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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/295

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aux coins du filet carré. D’autres cordes passaient par d’autres poulies, au sommet d’espars de moindre grandeur ; jusque sur les roches les plus lointaines, des pieux enfoncés maintenaient des câbles de renfort ; d’innombrables planches, clouées sur les poutres, en consolidaient les points faibles. La lutte longue et obstinée contre les fureurs et les traîtrises du flot était comme écrite sur cette énorme carcasse au moyen de ces nœuds, de ces clous, de ces engins. La machine semblait vivre d’une vie propre, avait un air et une figure de corps animé. Le bois, exposé depuis des ans et des ans au soleil, à la pluie, à la tempête, montrait toutes ses fibres, découvrait toutes ses rugosités et toutes ses nodosités, révélait toutes les parties résistantes de sa structure, se dénudait, se consumait, devenait blanc comme un tibia, ou luisant comme de l’argent, ou grisâtre comme le silex, acquérait un caractère et une signification spéciale, une empreinte aussi distinctive qu’une personne sur qui la vieillesse et la souffrance auraient achevé leur œuvre cruelle.

Le cabestan grinçait en tournant par l’action des quatre barres, et toute la machine tremblait et craquait sous l’effort, tandis que le vaste filet émergeait peu à peu de la profondeur verte avec un miroitement doré.

— Rien ! grommela le père en voyant monter à fleur d’eau le fond vide du filet.

Les fils lâchèrent les barres tout d’un coup ; et, avec des grincemens plus forts, le cabestan se mit à tourner en battant l’air de ses quatres bras brutaux, qui auraient pu couper un homme en deux. Le filet replongea. Tous se turent. Dans le silence, on n’entendit plus que le clapotis de la mer contre les récifs.

Le poids du maléfice écrasait ces vies misérables. George avait perdu toute curiosité d’interroger, de découvrir, de savoir ; mais il sentait que cette compagnie taciturne et tragique allait avoir bientôt pour lui l’attrait d’une sorte d’affinité douloureuse. N’était-il pas, lui aussi, victime d’un maléfice ? Et il regarda instinctivement vers la plage, où apparaissait la silhouette de la femme dessinée sur un fond de roche.


IX

Il retourna au Trabocco presque tous les jours, à des heures différentes. Ce fut le lieu favori de son rêve et de sa méditation. Les pêcheurs s’étaient habitués à ses visites ; ils lui faisaient un accueil respectueux, lui préparaient à l’ombre de la cabane une sorte de grabat fait d’une vieille voile qui sentait le goudron. De son côté, il ne ménageait pas les largesses.