Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En écoutant la rumeur des eaux, en fixant le sommet d’un mât immobile dans l’azur, il évoquait ses souvenirs nautiques, revivait sa vie errante des étés lointains, cette vie de liberté sans limite qui lui semblait aujourd’hui singulièrement belle et presque chimérique. Il se rappelait sa dernière traversée sur l’Adriatique, quelques mois après l’épiphanie de l’amour, pendant une période de tristesses et d’enthousiasmes poétiques, sous l’influence de Percy Shelley, de ce divin Ariel que la mer avait transfiguré en quelque chose de riche et d’étrange : into something rich and strange. Et il se rappelait le débarquement à Rimini, l’entrée à Malamocco, le mouillage devant le quai des Esclavons tout doré par le soleil de septembre… — Où était en ce moment son vieux compagnon de voyage, Adolphe Astorgi ? Où était le Don-Juan ? — La semaine précédente, il en avait reçu des nouvelles de Candie par une lettre qui semblait imprégnée encore de l’odeur de la mastica et qui lui annonçait l’envoi prochain d’une quantité de confitures orientales.

Adolphe Astorgi était vraiment une âme fraternelle, le seul avec qui il avait pu vivre quelque temps dans une communion complète, sans éprouver la gêne, le malaise et la répugnance que lui causait presque toujours la familiarité prolongée avec ses autres amis. Quel malheur qu’il fût si loin maintenant !… Et parfois il se le représentait comme un libérateur imprévu qui apparaîtrait avec sa voile dans les eaux de San-Vito pour lui proposer l’évasion.

Dans sa faiblesse incurable, dans cette abolition totale de la volonté active, il s’attardait parfois à des rêves de cette sorte : il implorait la venue d’un homme fort et impérieux qui le secouerait avec rudesse et qui, brisant toutes les chaînes d’un coup brusque et définitif, pour toujours, le ravirait, l’entraînerait au loin, l’enfermerait dans une région perdue où il ne serait connu de personne, où il ne connaîtrait personne, et où il pourrait, soit recommencer sa vie, soit mourir d’une mort moins désespérée.

Mourir, il le devait. Il connaissait sa condamnation et la savait désormais irrévocable ; et il était convaincu que l’acte final s’accomplirait dans la semaine qui précéderait le cinquième anniversaire, entre les derniers jours de juillet et les premiers d’août. Depuis la tentation qui, dans l’horreur du midi torride, devant les rails luisans, lui avait traversé l’esprit comme un éclair, il lui semblait même que le moyen était déjà trouvé. Il avait sans cesse l’oreille tendue au grondement du train, il éprouvait une inquiétude étrange lorsque approchait l’heure connue du passage. Comme un des tunnels perçait la pointe du Trabocco, il pouvait entendre de son grabat le fracas sourd qui faisait trembler