Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute l’éminence ; et parfois, s’il était alors distrait par d’autres pensées, il avait un tressaillement d’effroi, comme s’il eût à l’improviste entendu le grondement de son destin.

N’était-ce pas une même pensée qui régnait en lui et en ces hommes taciturnes ? Ne sentaient-ils pas sur leur tête, les uns et les autres, jusque dans les ardeurs les plus éclatantes de la canicule, une même ombre ? C’était peut-être cette affinité qui lui faisait aimer ce lieu et cette compagnie. Sur les eaux musicales, il se laissait bercer dans les bras du fantôme qu’il avait créé, tandis que la volonté de vivre se retirait de lui peu à peu, comme la chaleur abandonne un cadavre.

C’étaient les grands calmes de juillet. La mer s’étalait toute blanche, laiteuse, verdâtre çà et là dans le voisinage de la rive. Une brume à peine teintée de violet pâlissait les côtes lointaines : le cap du More, la Nicchiola, la pointe d’Ortone, la pointe du Vaste. Les ondulations presque imperceptibles de la bonace produisaient entre les récifs une harmonie bourdonnante, mesurée par des pauses égales. Sur l’extrémité de l’un des longs mâts horizontaux, l’enfant se tenait en vedette ; l’œil au guet, il scrutait sous lui le miroir de l’onde, et, de temps à autre, pour contraindre le poisson effrayé à entrer dans le filet, il jetait une pierre. Ces bruits sourds augmentaient la mélancolie des choses.

Parfois le visiteur s’assoupissait sous la caresse des rythmes lents. Ces assoupissemens brefs étaient l’unique compensation de ses nuits sans sommeil. Et il avait coutume de prétexter ce besoin de repos pour qu’Hippolyte lui permît de rester sur le Trabocco aussi longtemps qu’il lui plairait. George l’assurait qu’il ne pouvait pas dormir ailleurs que sur ces planches, parmi les émanations des rochers, dans la musique de la mer.

À cette musique, il tendait une oreille de plus en plus attentive et subtile. Désormais, il en connaissait tous les mystères, il en comprenait toutes les significations. Le faible clapotis du ressac, pareil au bruit lingual d’un troupeau qui se désaltère ; le grand fracas subit du flot gaillard qui, arrivant du large, heurte et écrase la vague réfractée par la rive ; la note la plus humble, la note la plus superbe, et les innombrables gammes intermédiaires, et les diverses mesures des intervalles, et les accords les plus simples, et les accords les plus complexes, et toutes les puissances de ce profond orchestre marin dans le golfe sonore, il connaissait tout, il comprenait tout.

Mystérieuse, la symphonie crépusculaire se développait et croissait, très lente, très lente, sous un ciel de pures violettes dont les touffes éthérées laissaient luire les premiers regards timides