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rentrer dans l’unité profonde de l’être, dans cette unité que le musicien solitaire, à la lumière de son inspiration, avait découverte sous la diversité des apparences.

« Sans aucun doute, pensait-il, c’est la musique qui l’initia au mystère de la mort, qui lui montra, par delà la vie, un nocturne empire de merveilles. L’harmonie, élément supérieur au temps et à l’espace, lui a fait entrevoir comme une béatitude la possibilité de s’affranchir de l’espace et du temps, de se détacher du vouloir individuel qui l’enfermait dans la prison d’une personnalité confinée en un lieu restreint, qui le tenait perpétuellement assujetti à la matière brute de la substance corporelle. Comme il avait mille fois senti en lui-même, aux heures d’inspiration, l’éveil de la volonté universelle ; comme il avait goûté une joie extraordinaire à reconnaître l’unité suprême qui est au fond des choses, il crut que la mort lui serait un moyen de se prolonger dans l’infini, qu’il se dissoudrait dans l’harmonie continue du Grand Tout et participerait à l’éternelle volupté du Devenir. Pourquoi n’aurais-je pas, moi aussi, la même initiatrice au même mystère ? »

De hautes images s’élevaient dans son esprit, à mesure que les étoiles apparaissaient une à une dans le silence des cieux. Il retrouva quelques-uns de ses songes les plus poétiques. Il se rappela l’immense sentiment de joie et de liberté qu’il avait éprouvé un jour, en s’identifiant par l’imagination avec un homme inconnu qui gisait dans la bière au sommet d’un majestueux catafalque entouré de flambeaux, tandis qu’au fond de l’ombre sacrée l’âme de Beethoven, le divin révélateur dans l’orgue, dans l’orchestre et dans les voix humaines, parlait avec l’Invisible. Il revit le vaisseau chimérique chargé d’un orgue gigantesque qui, entre ciel et mer, dans les lointains infinis, par la forêt de ses tuyaux, versait des torrens d’harmonie sur le calme des ondes, tandis qu’à l’extrême horizon flamboyaient les bûchers crépusculaires, ou que s’épandait dans la nuit l’extatique sérénité de la pleine lune, ou que, sur les cercles de ténèbres, les constellations brillaient du haut de leurs chars de cristal. Il reconstruisit ce merveilleux Temple de la Mort, tout de marbre blanc, où se tenaient, entre les colonnes du propylée, des musiciens insignes qui séduisaient les jeunes hommes au passage par leurs accords et qui mettaient tant d’art à les initier que jamais nul initié, en posant le pied sur le seuil funèbre, ne se retournait pour saluer la lumière où jusqu’à ce jour il avait trouvé la joie.

« Donnez-moi une noble manière de trépasser. Que la Beauté étende un de ses voiles sous mon dernier pas ! C’est tout ce que j’implore de mon Destin. »