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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/63

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très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune[1]. »

C’est un jeu qui intéresse en lui-même, quels que puissent être ses résultats. « Le maître de Weimar, note M. Barrès avec une extrême justesse, sentait vivement l’impossibilité de calculer les conséquences d’un acte et de connaître s’il entraînera plus de bonheur ou de malheur : il acceptait la vie, et même, ce qui est le trait essentiel, sympathisait partout où il distinguait une force qui s’épanouira[2]. » Mûrie à de telles leçons, l’intelligence du gœthéen ne manquera pas d’acquérir de précieuses qualités : elle ira s’élargissant sans cesse, comme un muscle que développe l’exercice ; elle sera souple et subtile, sinon aiguë ou profonde ; surtout, elle sera tolérante : car il y a, dans son universelle sympathie, un principe d’indifférence : tout fanatisme dérangerait sa ligne, toute rigueur contredirait à son essence. Ajoutez encore qu’elle tendra avec force à l’unité : la nature, l’art et la vie ne seront pour elle qu’une seule synthèse, dans laquelle il faudra, pour remplir son rôle, qu’elle s’absorbe, comme un rayon qui remonte à la source de la lumière. Mais « comprendre » est une fonction limitée. On ne pourrait l’exercer à l’infini, qu’à condition de renoncer à tout parti pris. Or, le gœthéen, pas plus que son maître, n’est dégagé du parti pris : il repousse ce qui froisse ou contrarie sa conception de l’harmonie, — et l’on voit apparaître ici comme un vaste champ interdit à sa vision, comme un espace réservé où jamais son œil ne pénétrera. Dans le fait, s’il veut obéir aux leçons reçues, s’il tient à garder intacte la philosophie qu’on lui a léguée, il ne comprendra pas la douleur. Et je me demande s’il ne suffit pas de cette lacune dans son système pour le frapper d’impuissance, de stérilité, et de médiocrité.

Si l’on passe du domaine de l’intelligence dans celui de la sensibilité, on voit l’image, belle, en somme, tout à l’heure, se ternir à la fois et se rapetisser. S’il veut suivre l’exemple et les préceptes du maître, le gœthéen s’enfermera dans un « égotisme » dont l’étroitesse jure avec l’ampleur de sa conception du monde. Son Ame durcie ne parviendra jamais à sortir d’elle-même, à s’identifier avec d’autres âmes, à les pénétrer à l’aide de sentimens affectueux qui seuls nous rapprochent des êtres différens. Gœthe n’a jamais pris son parti de cette ; congénitale sécheresse : il s’est agité tant qu’il a pu, d’abord pour éprouver ces sentimens (Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Schiller), puis pour

  1. Essais de psychologie contemporaine.
  2. Note sur le mot Gœthisme, dans l’Ennemi des Lois.