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s’essuyer les mains. Puis, contre un mur, bien en évidence, énormes, le sabre que la main ne brandira plus, le chapeau à plumes qui n’ombragera plus qu’un cercueil. Le premier tableau était une scène de fête guerrière : le second est une vue d’ambulance. Toute la différence entre la peinture de bataille d’hier et celle d’aujourd’hui tient entre ces deux mots.

En même temps que le spectacle des ambulances nous fait oublier la gloire de l’homme en attachant nos yeux sur ses misères, un autre spectacle va nous faire oublier l’homme même, ou du moins va le réduire à un rôle bien secondaire : c’est l’apparition de la Nature. Longtemps on l’a ignorée, dans l’art comme dans les récits. Montluc ne met jamais un coin de paysage dans ses Mémoires, et s’il nous parle d’arbres c’est à titre de potences, pour nous dire qu’il y a pendu les huguenots « sans dépense d’encre ni de papier » ; de telle façon qu’on pût suivre à ces « enseignes » le chemin par où il était passé[1]. Gallot fait de même. Les peintres de « mêlées » négligent d’ordinaire de nous montrer où elles ont eu lieu. Pour les peintres de l’école topographique ou indique, les bastions sont les seules montagnes, les tranchées les seules vallées. Si Martin, Lenfant, Blaremberghe nous montrent un arbre, c’est « l’arbre de mémoire » exigé par l’Académie au premier plan, arbre maigre et compassé comme on en voit dans les cours de collège. Van der Meulen ou Parrocel déploient un horizon académique sans émotion, sans intérêt, sans vie. Lisez les récits de guerre du grand Frédéric : le paysage y paraît moins encore. Mais voici que le XVIIIe siècle finit. Rousseau a tourné les regards des spectateurs et des acteurs eux-mêmes vers le fond de toutes les scènes de ce monde. Derrière les personnages éphémères, le décor éternel est apparu. Qu’y a-t-il dans ce décor, quels en sont les fils cachés et les mystères ? Jusque dans la bataille, cette préoccupation suit l’homme des temps nouveaux. Pendant le bombardement de Verdun, Gœthe, qui faisait partie de l’armée alliée, se promenant dans les vignes, avec le prince de Reuss, l’entretient d’un phénomène de réfraction des couleurs observé le matin même, et tous deux s’émerveillent, non de la tactique de Dumouriez, mais de ce que « l’atmosphère, les vapeurs, la pluie, l’eau et la terre nous offrent incessamment des teintes changeantes, et dans des conditions et des circonstances si diverses, qu’on doit désirer d’apprendre à les connaître d’une manière plus précise[2]. » Le général Lejeune éprouve les mêmes impressions en passant dans la forêt d’Amstetten, et fait admirer à Murat la terre et les arbres couverts de neige. « Le givre

  1. Montluc, Mémoires.
  2. Gœthe, Campagne de France.