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se donner l’illusion de les avoir connues (Clavijo, Gœtz de Berlichingen, Werther) ; ne pouvant l’acquérir pour son compte, cette illusion, il a renoncé à la poursuivre (Iphigénie, le Tasse) ; mais il a voulu la maintenir chez ses lecteurs (Vérité et Poésie). Le gœthéen, s’il veut être conséquent, l’acceptera, et l’érigera en vertu. Il traitera les cœurs qu’il rencontre sur son passage comme les idées qu’il arrête en chemin : il en fera des collections et des analyses. Toute la matière que lui offre la vie doit être broyée pour qu’il se l’assimile : il ira rejoindre l’homme fort, les struggle-for-lifer que d’autres doctrines ont mis à la mode, et dont il ne diffère, au fond, que par la culture et l’élégance de son esprit. A vrai dire, il diffère d’eux par ce point encore, qu’il ne sera jamais entièrement un homme d’action : Gœthe lui-même, au zénith de son ciel d’orgueil, sentait bien qu’il n’était pas un Napoléon. Ses disciples se consoleront de leur impuissance à mener les hommes par la certitude de leur propre supériorité. C’est en elle, peut-être, qu’ils finiront par trouver ce calme, celle sérénité, cet « olympisme » qu’ils admirent si fort chez leur dieu et qui paraît aux plus avancés la marque du génie comme le dernier mot de la sagesse.

Or, ce sont bien les Mémoires qui constituent, le vrai bréviaire du gœthéen : ils peuvent le dispenser de chercher, épars dans les autres œuvres, les traits dont il a besoin pour étayer son individualité et former sa physionomie. Malgré leurs réticences, malgré la part qu’ils font à la fiction qu’ils revotent, pour la justifier, du nom de poésie : malgré les voiles que tisse autour de la réalité, tantôt, le souvenir, fécond en mirages, tantôt le parti pris, habile en argumens, ils nous livrent tout l’homme, dans sa grandeur, avec ses faiblesses. Et comme cet homme est le premier d’une longue lignée, comme il a eu et aura encore des émules, des épigones, des fanatiques, des imitateurs et des singes, l’œuvre où il s’est ainsi livré plus qu’il ne comptait le faire pourrait bien demeurer son œuvre la plus admirée, la plus vivante, la plus influente.


ÉDOUARD ROD.