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à penser, à se dégager de la superstition, à retrouver les lois naturelles, La petite colonie aussitôt formée, ce fondateur d’empire se hâterait de lui donner une constitution, des règlemens minutieux et compliqués, suffisamment tyranniques pour lui assurer le bonheur selon la formule rationnelle du législateur. Si nous avions affaire à Rousseau ou à Bernardin, le Robinson deviendrait une idylle, quelque chose comme Paul et Virginie colonisateurs; et si l’humeur critique de Voltaire s’en emparait, les habitans de l’île auraient vite fait de se déchirer, par la faute des prêtres et des magistrats ; le Robinson de France, c’est Candide, un naïf qui a trop d’esprit pour jamais se soumettre à la réalité et se laisser corriger par elle. Ne le croyez pas quand il fait vœu de cultiver son jardin : il y cherchera toujours des fleurs extraordinaires et saccagera ce jardin qui se refuse à les donner.

Daniel de Foë partageait toutes les préoccupations de son siècle; il les a devancées sur plus d’un point, elles se font jour dans ses écrits antérieurs. Son Robinson, c’est aussi une reconstruction de l’histoire de l’homme ; non pas comme elle devrait être, mais telle qu’elle est d’après les données de l’expérience. L’Anglais Crusoé ne souffre pas d’un excès de sensibilité. Il y a quelque chose de sec et de froid dans ses désespoirs les plus tragiques : on sent qu’il a trop de confiance en soi-même pour s’y abandonner complètement. Quand il perd son vieux chien, quand son fidèle Vendredi meurt à ses pieds sur le pont du vaisseau, Robinson leur accorde quelques regrets, avec mesure : ce sont des accidens malheureux dont il faut prendre son parti. La femme n’apparaît que très tard dans ce sévère récit, avec les vaches et les poules nécessaires au peuplement de l’île, pour le même motif et comme un objet de première utilité. Robinson ne cherche pas le bonheur, mais le confortable ; c’est vers l’acquisition de ce confortable que doit tendre le progrès : le mot et le besoin dominant qu’il exprime reviennent sans cesse dans la narration. Et cet homme raisonnable, qui est tout le contraire de notre homme rationnel, fait volontiers la leçon « à ces gens mécontens qui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leurs convoitises vers des choses qu’il ne leur a point départies. »

Surtout, et c’est là son trait distinctif, national, Robinson n’a pas un instant l’idée d’instituer dans son île une Salente, un essai d’humanité meilleure. Il y organise d’abord sa propre existence, son home'', autant que cela lui est possible, sur le type qui satisferait le mieux un bon fermier du Yorkshire. Disposant d’une table rase pour y construire au gré de son imagination, ce