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simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille apparier contre un que je ne le verrais pas… Tout cela me semblait contradictoire en soi, et avec les idées communément admises sur la subtilité du démon… Je conclus que ce devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire des sauvages de la terre ferme. » — Néanmoins, en plus d’une rencontre, Robinson soupçonne encore que Satan rôde autour de lui. Il y croit trop fermement pour laisser Vendredi dans l’ignorance sur ce point capital. « J’entrai en un long discours touchant le diable… Je trouvai qu’il n’était pas aussi facile d’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’il l’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. »

Comme il apparaît dans tous ces passages, l’abîme qui sépare de Foë de ses contemporains français ! Pour eux aussi, la controverse entre chrétiens et sauvages est un thème favori ; Diderot a donné le modèle du genre dans le Supplément an voyage de Bougainville : c’est toujours le sauvage, soufflé par nos philosophes, qui embarrasse et démonte le chrétien. Ils prennent à ce jeu leur meilleur plaisir. Le prédicant anglais n’y entendrait rien. Sûr de la vérité qu’il possède, il néglige les objections ; il les balayerait au besoin avec ce suprême argument, qui est au fond de son esprit : Le Dieu anglais est le vrai Dieu, puisqu’il m’a donné votre terre, pauvres sauvages, et vous a mis en ma puissance.

Argument biblique : il a servi à l’ancien peuple élu, il pourrait servir au nouveau, à ces puritains qui ont hérité de la religion d’Israël. Le Jéhovah des compagnons de David suffit si bien aux compagnons de Cromwell, l’Ancien Testament correspond si exactement à leur tour d’esprit, qu’on se demande parfois ce qu’ils ont retenu du Nouveau. Peu de choses, assurément. Exception faite pour les quelques chapitres où le bénédictin intervient et provoque dans l’âme de Robinson la détente que j’ai dite, tout ce livre d’édification eût pu être écrit par un homme qui n’aurait jamais ouï parler de l’Evangile. Le nom du Christ est prononcé, mais son esprit est absent. La Bible, voilà le seul régulateur de ces consciences. Ils en sont si pénétrés qu’elle transparaît sous chaque page, sous chaque phrase de leur écriture. On dirait presque un pastiche des livres hébreux. Cependant Robinson, ou Daniel de Foë, si l’on préfère, est de complexion humaine et douce, il a horreur de verser le sang, son optimisme ne voit partout que de bonnes et honnêtes créatures. Que serait-ce si nous avions affaire à un de ces âpres dissidens chez qui l’humeur naturelle exaspérait encore la sévérité de la doctrine ?

Doctrine étroite et audacieuse à la fois. Il semble que cette