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blanche à leur ministre, en font le dépositaire de leur volonté et se résignent à gouverner par procuration. Il a eu souvent à se plaindre de son chancelier, dont la politique contrariait ses inclinations, faisait bon marché de ses scrupules, froissait ses préjugés et sa conscience. Souvent les chefs du parti féodal, ses amis naturels, ont tenté de le détacher de M. de Bismarck, de l’aigrir, de lui peindre des plus noires couleurs des projets et des manœuvres qu’ils tenaient pour funestes. Il écoutait leurs doléances, il y mêlait les siennes ; mais, si pesant que fût le joug, il n’a jamais essayé de le secouer; sa conclusion était toujours : « Puisqu’il le veut, laissons-le faire. » Et quand son ombrageux ministre affectait d’être mécontent et offrait sa démission, il répondait : « Jamais ! » Il pensait qu’un vrai souverain se fait un devoir et même une gloire de sacrifier à l’intérêt de l’État ses goûts et ses dégoûts, ses aversions, ses sympathies, ses opinions particulières et jusqu’à sa conscience. Je ne sais si ces durs sacrifices assurent à un roi une meilleure place dans le ciel ; mais ils lui valent sans contredit un bon renom dans l’histoire. La patience est une belle vertu, et les rôles passifs ne sont pas les plus faciles à soutenir. Les prodigieux événemens qui se sont accomplis sous le règne de Guillaume Ier lui ont procuré de grandes joies; il les avait méritées, il avait collaboré par le renoncement et la souffrance.

L’empereur Guillaume II professe pour son grand-père une vive et respectueuse admiration, qu’il ne perd aucune occasion d’exprimer publiquement et avec éclat. Cette grande mémoire lui est chère et sacrée, et toute atteinte qu’on y porte est à ses yeux un sacrilège, dont il demande compte à l’offenseur. C’est de tous les outrages celui qu’il pardonne le moins, c’est le péché contre le Saint-Esprit. « Dans ce jour plus que jamais, s’écriait-il le soir du vingt-cinquième anniversaire de Sedan, nous devons témoigner la reconnaissance et l’enthousiasme que nous inspire Guillaume Ier. Pourquoi faut-il que de vils insulteurs troublent l’allégresse de cette fête? Une horde d’hommes indignes de se dire Allemands osent injurier la nation en traînant dans la boue la personne vénérée par nous, honorée par tous, de l’empereur qui est entré dans l’éternité. » Mais s’il admire sincèrement son aïeul, il n’a eu garde de l’imiter, de se régler sur son exemple ; quand il le loue, il rend hommage à des vertus qu’il n’a pas, qu’E se soucie peu d’avoir et qu’il se sent incapable de pratiquer. Il ne se pique point d’abnégation, de renoncement à sa propre gloire. « Vous verrez, avait dit mélancoliquement M. de Bismarck, qu’il voudra devenir son propre chancelier et son président du conseil. » Il lui serait insupportable de se sentir en puissance de tuteur; dès son avènement à la couronne, il était résolu à se mettre bientôt hors de page. Il ne se croirait ni empereur ni roi s’il ne gouvernait pas, et il ne lui suffit point d’être tout