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d’indélébile sauvagerie. «C’est un homme unique, et. je l’admire beaucoup. » Il est si rare de ne ressembler à rien! Les cours sont le dernier endroit du monde où l’on aille chercher l’homme des bois, et quand on l’y trouve, c’est un enchantement.

« — Mais il faut se défier de lui, » ajoutait-il. Pourquoi? Parce qu’on est tenté de se fier aveuglément aux hommes qui se donnent toujours pour ce qu’ils sont, et qui ne se croient point tenus de vous dire toujours ce qu’ils feront. Les civilisés posent en principe que la politique est un art, une science; que l’habileté savante et méthodique est seule digne de présider à la direction des affaires humaines. Supposez un prince qui se gouverne par pur instinct, qu’un mouvement intérieur et tout naturel fait agir sans le secours de la réflexion, dont les volontés indélibérées ressemblent à des impulsions du cœur : quoiqu’il ne se chausse jamais de mocassins et qu’il n’ait jamais eu la fantaisie de scalper ses ennemis, il sera permis d’avancer qu’il est plus rapproché qu’un autre de l’état de nature, et il sera permis de croire que son habileté, qui n’est point une méthode apprise, mais qui tient à son tempérament, est souvent fort redoutable. Elle ne nous prévient pas, elle ne nous avertit pas de nous mettre en défense; elle a le caractère d’une inspiration subite, elle déconcerte, elle déroute par la promptitude de ses manœuvres, par la rapidité de ses coups. — « J’admire prodigieusement, disait mon Anglais, la façon dont il s’est défait de son vieux chancelier, et j’admire encore plus comment il l’a obligé à se rapatrier ostensiblement avec lui. Pour échapper à la plus fausse des situations, il entendait que le jour où mourrait ce grand homme, si populaire dans toute l’Allemagne, son empereur pût conduire son deuil, présider en personne à ces funérailles nationales. Il fallait à cet effet conclure une paix plâtrée avec cet homme terrible. Bismarck s’y est prêté, dans le vain espoir que son jeune maître allait le reprendre à son service, et assurément il n’a pas été le bon marchand de cette affaire. » Cet Anglais, qui aime les sauvages, était ravi de penser que le plus grand diplomate de ce siècle, celui qui a trompé les plus fins, s’était laissé prendre à une ruse de Huron.

Ce qui paraît certain, c’est que de tous les métiers qu’on peut faire dans ce monde, l’un des plus durs à la fois, et des moins assurés, des plus précaires, est celui de ministre de l’empereur-roi Guillaume II. Il faut avoir beaucoup de mérite et encore plus de modestie, rendre des services et ne s’en point prévaloir, être un homme utile et n’être pas un homme d’importance. On prétend que M. de Bismarck se pèse chaque matin, au saut du lit : Guillaume II pèse tous les jours ses ministres à la balance du bien public, et quand ils ont acquis trop de poids, les congédie ; ainsi le veut le système. Le prince Hohenlohe