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Les canons dorment cependant ; ils allongent parallèlement leurs volées vers le bord, ils attendent l’instant de jeter par-dessus les eaux l’arche aérienne de leur trajectoire. Un arrêt s’était produit dans le roulement ; le défilé recommence assourdi ; puis, un nouveau silence.

— Tout est prêt, Excellence, annonce un officier.

La lune se lève ; éclairant les choses, elle augmente le mystère de la nuit. Le général s’approche de la première flottille ; les pontons se bercent gravement sur l’eau, portant leurs charge -mens d’âmes ; les rameurs assis tiennent leurs bras allongés ; les soldats debout s’entassent au centre. Les canons des fusils sont parallèles aux tiges des roseaux.

— Chaque homme est-il à sa place ?

— Oui, oui, Excellence !

— Dieu soit avec vous, mes enfans !

Il se découvre, bénit tes pontons, et se signe ; les soldats se signent de même. On entend le bruit de leurs rames, et les voilà qui s’éloignent doucement, au clair de la lune. Les perdant des yeux, on ne peut non plus les suivre de l’oreille : ils se taisent tous si sagement. Une heure : toujours le silence ; les Turcs sont surpris, décidément. Deux heures : le premier coup de fusil. Puis d’autres, qui font une rampe de lumière à mi-côte ; ce ne sont toujours que des coups isolés. Trois heures : depuis un moment des flambées s’allument là-bas qui s’éteignent vite ; des feux de paille peut-être, des signaux, à coup sûr. Et dans l’air où jouent déjà des oiseaux du matin monte pressant l’appel du clairon turc.

Un ponton, un seul, vient de revenir. Un soldat qui a vu une sentinelle ennemie saute à terre et fait son rapport : « Ils l’ont traité à la baïonnette, pour ne pas faire de bruit, Excellence… » Rien que ce détail ; ni le danger du débarquement ; ni l’inévitable échauffourée qui s’est produite là. Car sur une si grande distance, à travers un courant si rapide, la flottille s’est dispersée ; plusieurs embarcations ont manqué l’embouchure du Tékir Déré, pour atterrir plus tard et plus bas. Trois compagnies se sont butées contre une falaise du haut de laquelle les tirailleurs turcs fusillaient les derniers bateaux. Mais tout d’un coup, leur l’eu cessa ; les baïonnettes russes arrivaient là-haut. C’était la compagnie du capitaine Motorny progressant dans le ravin du ruisseau, par les pentes de la rive droite, qui se présentait sur les derrières de l’ennemi et qui l’acculait au précipice. Trop tard cependant, car déjà coulait un ponton criblé de balles ; un autre, percé à jour, ses avirons brisés, se traînait sur les crosses de fusil qui lui servaient de rames ; les soldats écopaient l’eau avec leurs bottes.