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s’apercevoir de naïvetés équivalentes dans le théâtre que nous étudions ? Il y avait cependant matière à raillerie dans ce simple hémistiche de la Ciguë, où Hippolyte, la belle esclave grecque qu’a achetée Clinias et qu’il prend la peine de courtiser, s’exclame avec une douloureuse et pudique stupéfaction : « Où donc es-tu, ma mère ? » Et si poignante que soit, dans Gabrielle, la souffrance de Julien, en voyant sa femme prête à déserter sa maison et à fuir avec un amant, il y a bien aussi quelques secondes de répit à l’émotion du spectateur, quand on entend ce mari amoureux et outragé retenir sa colère par ce judicieux aphorisme :

Tais-toi, cœur frémissant !
Il sera toujours temps de répandre du sang.


Et enfin, quoique la prose soit ordinairement plus châtiée, elle n’est pas non plus exempte de défaillances : « Oui, s’écrie M. de Trélan dans Ceinture dorée, le monde est aux pieds des spéculateurs heureux. Mais debout, là, dans un coin, il y a un gentilhomme pauvre qui ne s’incline pas. Ce gentilhomme, c’est la conscience publique. » « Les scrupules sont l’avant-garde de l’honneur, dira un autre, et, lorsqu’ils tombent, l’honneur reste à découvert[1]. » « Va ! déclare une honnête femme trompée et ruinée par son mari, file comme une mercenaire le manteau de ton fils, pour que son joyeux père en fasse un couvre pied au lit de sa maîtresse[2]. » Toutes métaphores d’un goût au moins suspect.

Ainsi, dans les sept volumes de celui qu’on a placé parfois pas très loin de Molière, et que quelques-uns proclamèrent le maître de la scène française pendant la seconde moitié du xixe siècle, la langue est en partie quelconque, en partie franchement mauvaise. Cette infériorité eût dû suffire, semble-t-il, pour rejeter l’écrivain à un rang secondaire. Et ce n’est pas tout, nous aurons occasion, au cours de cette étude, de constater combien médiocre a été sa philosophie, combien mesquin son idéal, combien superficielle sa peinture des caractères ou des mœurs. Avec de pareilles recommandations, il n’en devint pas moins une des célébrités de notre époque ; il connut la gloire, et put s’estimer une des puissances morales de son pays et de son temps.

Au fond d’ailleurs, il ne se trompait pas. Son règne, qui dure encore aujourd’hui, ne fut point illusoire ; et, si les raisons qui le justifient ne relèvent guère de la littérature, elles sont pourtant assez intéressantes pour valoir qu’on les signale et qu’on les analyse.

  1. Jean de Thommeray, acte I, sc. I.
  2. Les Lionnes pauvres, acte II, sc. V.