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livres, autant du moins que cela lui est possible. Les volumes, que son éditeur envoie de sa librairie d’Orpington à sa maison de Londres, voyagent en charrettes.

Cette librairie elle-même est une application pratique des préceptes ruskiniens. Elle n’ouvre pas sur une rue sans horizon, sans ciel, et ne contient pas de machines, ni d’employés agissant machinalement, loin de tout spectacle esthétique et privés de toute initiative individuelle. Si vous prenez la route d’Orpington et que vous fassiez douze milles dans cette direction, vous atteignez enfin une campagne paisible, pittoresque, égayée par les collines du Kent, et vous trouvez entre autres maisons, parmi des champs de choux et de roses, — les roses qu’on voit sur la couverture des brochures de Ruskin, — un petit cottage appartenant à M. Allen. Dans ce petit cottage il y a pour 700 000 francs de volumes diversement reliés et une famille tout entière occupée à les cataloguer et à les expédier à ceux qui sont curieux de les lire. Ce sont là des amis, des admirateurs, des disciples du grand écrivain. Pas d’éditeur, pas de courtiers de librairie, pas d’intermédiaires. Les mêmes mains qui emballent les livres, écrivent des traités sur la doctrine du maître ou gravent ses dessins. Lorsqu’il y a vingt ans l’auteur de Sesame et les Lis décida d’être son propre éditeur et inaugura cette étrange industrie de village, en plein champ, tous les libraires crurent à un désastre proche et inévitable. Ruskin les railla ainsi : « Sans doute (à votre avis), je pourrais tirer de mes livres quelque argent si je me résignais à corrompre les critiques des revues, à payer la moitié de ce que je gagne aux libraires, à coller des affiches sur les réverbères et à ne rien dire qui déplaise à l’évêque de Peterborough. » Et aujourd’hui le succès commercial parle assez en faveur de sa conception nouvelle. On calcule qu’en neuf ans seulement, un seul volume, les Sept Lampes de l’architecture, a rapporté 75 000 francs à son auteur. Le profit net d’une seule édition des Modern Painters s’est élevé à 150 000 francs. Des volumes qui datent de trente ans comme le Sesame et les Lis, se vendent encore à raison de trois mille exemplaires par an, chaque exemplaire étant de six francs. Les roses de Sunnyside ont porté bonheur aux lis du jardin de Maud, et la librairie esthétique « établie dans les solitudes du Kent », comme une protestation contre la laideur des boutiques modernes, apparaît aussi comme la plus prodigieuse habileté de ce rêveur.

Ainsi les actes, chez Ruskin, ont toujours suivi de près les idées. Sa devise est To-day. S’il écrit, c’est comme on se bat, pour obtenir des résultats évidens, immédiats, décisifs. Et il en a obtenu, sinon autant qu’il en a cherché, du moins plus qu’au-