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La modestie ne consiste nullement à douter de sa propre capacité ou à hésiter à soutenir son opinion, mais à bien comprendre la relation qu’il y a entre ce dont on est capable et ce dont les autres sont capables, à mesurer exactement, et sans l’exagérer, sa propre valeur. Car modestie est la vertu des modes ou limites. Arnolfo reste modeste en disant qu’il peut bâtir un beau dôme à Florence. Dürer aussi en écrivant à quelqu’un qui a trouvé une faute dans son œuvre : « Cela ne peut pas être mieux fait, » car il le voyait clairement, et dire autrement eût été manquer de franchise. La vraie modestie admire d’abord les autres avec ses yeux pleins d’émerveillement ; elle est si enchantée d’admirer les rouvres des autres qu’elle ne prend pas le temps de se lamenter sur les siennes ; et ainsi, connaissant le doux sentiment du contentement, sans tache, elle ne craint pas de se complaire à sa propre droiture comme à celle des autres, mais dit simplement : « Que ce soit de moi, ou de vous, ou de tout autre, peu importe ! Cela aussi est bien. »

En écrivant ces lignes, Ruskin a cru graver sa pensée : il a reflété sa physionomie. Car nul ne fut moins avare d’admiration, ni plus prodigue d’encouragement. Les Modern Painters furent « respectueusement » dédiés non à un prince, non à un grand écrivain, mais « aux paysagistes de l’Angleterre, par leur sincère admirateur. » « Si vous comparez, dit très bien M. Collingwood, la carrière de Ruskin, comme critique, à celles des Jeffries et des Giffords, vous trouverez que s’il a fait des erreurs, ce furent toujours celles d’encourager trop facilement, jamais de décourager trop vite. » Ce n’est peut-être pas là un titre aux yeux de nos jeunes critiques, fort enclins à condamner d’un trait de plume le résultat de toute une vie de travail chez un artiste, mais c’est une leçon pour eux. Si, par hasard, Ruskin se croyait en conscience obligé de maltraiter un artiste dont il estimait le caractère, il le maltraitait, mais en même temps il lui écrivait une lettre particulière pour lui en exprimer ses regrets et lui témoigner l’espérance que « cela ne ferait aucune différence dans leur amitié ». Ce qui lui attira cette réponse d’un de ces artistes : « Cher Ruskin, la première fois que je vous rencontrerai, je vous assommerai, mais j’espère que cela ne fera aucune différence dans notre amitié. »

L’entrain et la naïveté de ses admirations sont proverbiales. À chaque artiste nouveau qu’il étudie, à chaque œuvre importante qu’il analyse, il prescrit à ses auditeurs de se souvenir que cet artiste est le plus grand qui ait jamais vécu, cette œuvre la plus parfaite, sans lui-même se souvenir qu’il a déjà donné cette place unique à cent autres de la même espèce. Pendant un certain temps ce fut une mode, à Oxford, parmi les profanes, de demander aux ruskiniens : « Quel est le plus grand peintre de tous les siècles, aujourd’hui ? Hier, c’était Carpaccio… » Le professeur s’enthousiasmait aussi pour les œuvres de ses élèves,