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fit écouter sa philosophie non des oiseaux à la vérité, mais des femmes du monde, ce qui est peut-être plus difficile. Il ne fit pas pousser des roses sur la neige, mais il mit dans les froides âmes britanniques ces fleurs vermeilles de l’enthousiasme qu’on est maintenant surpris d’y rencontrer. Il ne commanda pas aux saisons, mais un jour qu’il avait demandé que les artistes fissent des pommiers en fleurs, toutes les murailles de l’Academy se couvrirent de pommiers en fleurs. On le raconte ainsi du moins, et le souvenir attendri que le Maître a laissé chez les uns, les sourires extasiés qu’il a semés sur les lèvres des autres, ont peut-être fait naître bien des légendes. Mais ce n’est pas un sort commun, même chez les grands hommes, que de s’envelopper vivans du voile gracieux des légendes. Les nuages ne s’assemblent d’ordinaire qu’autour des plus hauts sommets.

Peut-être le sommet de Coniston nous paraîtra-t-il plus haut encore, quand le temps aura aux nuées profanes de la fiction ajouté sa suprême et sainte obscurité. Peut-être alors les touristes innombrables, pour lesquels Ruskin changea en pains les pierres de Venise et en fleurs les joyaux de Pallas Athéné, voudront-ils voir le lieu où a vécu l’homme qui fit vivre tant d’âmes, où a brillé le feu où se sont allumés tant de flambeaux. Peut-être alors les chemins de fer qu’il a si fort combattus y amèneront-ils de toutes les parties du monde ces pèlerins de l’Esthétique. Les Guides qu’il a si fort raillés marqueront d’un astérisque la demeure du prophète de Brantwood et cet astérisque sera, sous sa forme moderne, l’étoile qui conduira les savans et les riches à ce berceau de la religion nouvelle où il a déjà convié les bergers. Peut-être enfin, si comme tout nous le fait craindre, le laid triomphe avec la science sa complice, et l’économie politique son alliée, nous considérerons comme un personnage fabuleux celui qui lutta seul, contre tout un monde, non pour la vérité qui a ses prophètes, non pour la justice qui a ses apôtres, non pour la religion qui a ses martyrs, mais pour celle de toutes les idées qui n’a pas eu d’autres champions et ne connaîtra peut-être plus d’autres victoires, — pour la beauté.

Robert de la Sizeranne.