de Bitlis aurait été le théâtre dans le cours des mois de juin et de juillet précédens, personne ne pouvait prévoir la gravité de cet incident, ni que c’étaient les destinées mêmes de l’empire ottoman tout entier qui allaient être mises en jeu. Il s’agissait d’une région fort éloignée, presque inaccessible, profondément inconnue. Pendant longtemps force fut de se contenter de rumeurs vagues, aussitôt démenties.
Peu à peu toutefois, par bribes et morceaux, par brefs fragmens de récits et par aveux involontaires, la vérité se fit jour. On apprit qu’à la suite de mouvemens imprudens de la population arménienne du Sassoun, district montagneux du vilayet de Bitlis, un conflit s’était produit entre ces paysans chrétiens et une tribu kourde du voisinage. Le pacha de Bitlis voulut faire du zèle. Il rassembla des troupes et les lança contre les villageois chrétiens du Sassoun. La répression fut terrible. Elle fut sauvage. Les soldats de l’armée régulière rivalisèrent de férocité avec les irréguliers des tribus kourdes. Ce fut un massacre général. Hommes, vieillards, enfans, femmes, périrent en grand nombre : celles-ci après avoir subi les plus odieux outrages. Tout cela se faisait avec ordre ou plutôt par ordre, sous les yeux des autorités supérieures. On eût dit qu’une consigne, partie de haut, avait été donnée d’exterminer les Arméniens de ces régions. De quelque côté qu’ils tournassent les yeux, ils ne rencontraient que des bourreaux, point de protecteurs ni de juges.
D’où venait cette explosion de fanatisme ? Comment les Turcs, d’ordinaire fatalistes, passifs et tolérans, s’étaient-ils portés à ces excès ? Sans doute il faut faire la part de la surprise et de la colère. Il paraît bien avéré que les Arméniens du Sassoun auraient tiré les premiers. Suite et couronnement d’une sourde agitation née vers 1888, entretenue et propagée par des agens de toute sorte et de toute nationalité, et qui avait déjà éclaté à Constantinople en juin et juillet 1890. Ce n’était toutefois là qu’un incident dans une histoire bien plus ancienne.
Le haut plateau qui s’élève par terrasses successives jusqu’à une altitude moyenne de 1 500 à 2 000 mètres et qui s’adosse aux contreforts du Caucase comme pour servir de rempart entre l’Asie Mineure et la masse énorme du continent asiatique : c’est l’Arménie. Région montagneuse semée de pics élevés ; sillonnée de l’est à l’ouest de gorges profondes au fond desquelles coulent des cours d’eau dont plusieurs deviennent de grands fleuves ; creusée de trois grandes dépressions où s’étalent de vastes lacs, vraies mers intérieures ; l’Arménie est en quelque sorte l’articulation par laquelle se rattache au gros tronc asiatique le long bras qu’il tend vers l’Occident. Un trait capital de sa constitution