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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/680

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physique, c’est la large brèche qu’ouvrent dans ses bastions, au nord, à l’est, et au sud, les quatre grands fleuves qui prennent leur source sur son sol. Ainsi l’Arménie, jetée au carrefour des grands chemins de deux continens, n’a pas eu le privilège d’être hermétiquement close par la nature.

Ses montagnes, si elles opposent un obstacle presque insurmontable à la constitution permanente d’une forte unité politique, s’abaissent trop aisément devant l’invasion. Les voies de pénétration abondent jusqu’au cœur du pays. Ces Alpes asiatiques ne sauraient être l’inviolable forteresse d’une Helvétie orientale, retranchée derrière son enceinte continue. Toute l’histoire d’Arménie était écrite d’avance dans ce trait de sa configuration. Si la rudesse du climat, la pauvreté relative du sol, la difficulté des communications, étaient faites pour rebuter les ambitions des conquérans, la situation du pays en faisait la route nécessaire des peuples en marche vers le littoral enchanteur de l’Anatolie. Aussi bien l’Arménie dut-elle servir de passage et de champ de bataille tour à tour à tous les grands peuples guerroyans de l’antiquité et des temps modernes. Que ce soit à Suse, à Ninive, à Babylone, à Antioche, à Rome, à Trébizonde ou à Constantinople que les princes de ses dynasties nationales aient dû rendre hommage, toujours est-il que pendant les quelques siècles de l’existence de l’Arménie en corps de nation, elle ne jouit pas d’un seul jour d’indépendance.

L’Islam apparaissait sur la scène. Ce fut la cohésion nationale elle-même qui succomba devant ce nouvel ennemi. Un coin s’enfonça au cœur même du pays. Les Kourdes, sortis en masse de la province limitrophe du Kourdistan, adoptent l’Islam et s’établissent en suzerains plus ou moins errans en Arménie. L’Arménie devint le théâtre d’une lutte acharnée entre les Persans et les Turcs. Cette guerre, qui ne dura pas moins de trois siècles, acheva de ruiner le pays. Elle fit passer le brigandage dans les mœurs. L’Arménie contemporaine se constituait peu à peu : lente et douloureuse évolution qui ressemblait plus à une agonie qu’à la croissance d’un peuple.

Cependant, l’aube des temps nouveaux et des jours meilleurs allait se lever de l’autre côté du Caucase. La Russie descendait pas à pas les pentes de la grande chaîne de montagnes qui sert de frontière à l’Europe et à l’Asie. Plus d’un sixième du total de la superficie de l’Arménie historique appartient aujourd’hui à l’empire russe. Un peu moins d’un sixième, au sud-est, est demeuré à la Perse. La Turquie a conservé de beaucoup la plus grosse part, la région occidentale, plus des deux tiers de l’ancien royaume. Les auteurs les plus dignes de foi évaluent à 600 000