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toujours quelque chose de triste. On cesse à regret de lire et de relire, pour commencer d’écrire avec crainte. Les voix se sont tues ; il faut parler de ce qu’il était si doux d’entendre seulement, et l’on doute si les mots sauront jamais dire ce que chantèrent les sons mystérieux.


I


Son caractère est ouvert, gai, vif quelquefois jusqu’à la pétulance, un peu mobile, néanmoins excellent. À tout considérer, c’est un enfant aimable, qui donnera de la satisfaction à ses maîtres et deviendra la consolation et l’orgueil de sa mère. » Voilà le premier portrait de Gounod. Daté du 30 mars 1829, il est signé d’Hallays-Dabot, directeur de la pension que l’écolier de onze ans quittait alors pour entrer au lycée Saint-Louis. Quelques mois plus tard, le soir de la Saint-Charlemagne, après deux heures d’attente sous la neige de janvier, le petit garçon pénétrait pour la première fois dans la salle du Théâtre-Italien. Il y entendit Otello, et la musique lui fut révélée. Par quelle page de l’œuvre ? On aime à croire que ce fut par la plus belle, par l’immortelle plainte qu’avec admiration, peut-être avec reconnaissance, Gounod devait rappeler un jour, en invoquant sur la tombe de Rossini le « triste et doux gondolier de Desdemona ».

Dans le cœur ardent du collégien, l’amour de la musique fit de rapides progrès, et voici les fragmens d’une lettre que l’enfant (il avait alors treize ans) écrivait à sa mère pour lui déclarer cet amour :


Il est un âge où, sans manquer à la règle de soumission, d’obéissance, on commence à penser par soi-même et à ne pas laisser aux parents, par une indécision cruelle, tout le soin de l’avenir d’un fils. Telle est en ce moment ma position. Je ne saurais juger parmi les diverses carrières l’utilité et les désavantages de chacune d’elles ; l’inexpérience de mon âge ne me le permet pas. Mais je dirai qu’un goût très prononcé s’est déclaré chez moi pour la carrière des arts.

Je crois que dans cette carrière il existe un bonheur réel, constant, une consolation intime, qui doit compenser ce qui arriverait de moins heureux. Pour moi, l’homme qui seul avec son art, sa science et sa pensée peut être heureux, celui-là est l’homme dont le sort est à envier. Ainsi il y a plusieurs sortes de bonheurs. Un homme est riche ; il a des équipages, des biens ; il possède tout ce dont la fortune peut combler ses plus grands favoris. Que cet homme perde ses places, ses honneurs, ses dignités, et adieu le bonheur !… Mais quand un homme s’est acquis des talents supérieurs, une science dont il a approfondi l’étude, c’est une fortune qu’il est sûr de conserver ; elle est son ouvrage, elle ne dépend de personne que de lui… Je crois bien que de grands changements dans un État peuvent avoir quelque influence sur les arts ; mais je crois aussi qu’un homme qui se mettra hors de ligne sera toujours admiré, quels que soient les témoins de son talent… Quand je parle