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de ce génie. Dans le royaume de l’esprit ou dans le royaume de l’âme on n’entre qu’à la condition de se faire semblable à «l’un de ces petits ». Peintre, sculpteur, musicien, devant la nature et devant la vérité, qu’il la contemple ou l’écoute, l’artiste doit redevenir enfant. Sens, intelligence, imagination, il faut que tout soit neuf et comme vierge en lui. Tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, qu’il croie l’entendre et le voir pour la première fois. Dépouillant le vieil homme, qu’il ne laisse rien d’acquis, d’habituel ou de convenu s’interposer entre les choses et lui. Des choses alors, mais alors seulement, il recevra l’impression directe et profonde. Alors il saisira plus que des reflets et des ombres, et la vision immédiate, la vision face à face qui ravissait Gounod lui sera donnée.

À l’artiste qu’était cet artiste, à celui qui dans le Faust du Goethe n’avait regardé que l’amour, Roméo et Juliette parut un merveilleux sujet, à la fois plus un et plus varié que Faust. Le drame de Shakspeare, étant tout amour et tout l’amour, obligeait le musicien à l’analyse plus profonde et plus fine de deux âmes plus riches et plus complexes que celles de Faust et de Marguerite. Qu’est-ce que l’amoureux allemand ? Un séducteur banal, un drôle, à parler franc, et le premier venu. Qu’est-ce que Marguerite ! « Ein gar unschuldiges ding, » un être, littéralement une chose innocente, et ce mot exprime bien, avec indulgence, avec pitié, ce qu’il y a non seulement de simple, mais d’élémentaire et de passif dans ce cœur, dans cet amour et dans cette faute d’enfant. C’est une enfant aussi que Juliette ; mais que ses quinze ans diffèrent de ceux de Marguerite ! Que l’âme de la jeune fille est donc plus diverse et moins passive surtout que celle de la pauvre fille ! Juliette est une parfaite créature, le type idéal de l’amour féminin. Elle en a toute la grâce avec toute l’énergie, la violence même ; aussi chaste qu’ardente, je ne sais rien d’égal à sa franchise que sa réserve, à sa passion que sa pureté. Quant au « fair Montagu, » qui donc, à ce jeune héros, à ce jeune dieu de l’amour, oserait, fût-ce de loin, comparer le pâle docteur allemand ? L’éminent traducteur et commentateur de Shakspeare a raison : « Les autres amans poétiques ne représentent que les diverses formes de l’amour. Roméo et Juliette seuls représentent l’amour vrai et complet. Shakspeare a exprimé par eux tout ce que contient ce sentiment et tout ce qu’il est capable de faire rendre à la nature humaine lorsqu’il s’empare d’elle… L’amour de Roméo et de Juliette a l’exigence de l’absolu ; il prend l’être humain tout entier, corps et âme, idéal, réalité. Shakspeare a donc réuni en un seul faisceau les divers élémens qui constituent l’amour parfait. Roméo et Juliette est