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Le duc de Nevers, ayant rompu avec la cour après l’arrestation du prince de Condé, avait allumé un incendie qu’il ne fut plus question d’éteindre. C’était un singulier esprit que ce Nevers, et Guez de Balzac nous a laissé de lui un portrait que Saint-Simon ne désavouerait pas : « Je ne vis jamais d’imagination si fertile et si chaude que la sienne. Il ne se pouvoit voir de raisonnement plus vite, ni qui courût plus de pays, ni qui revînt plus difficilement au logis. Mais cette fertilité et cette étendue ne faisoient que fournir matière à l’extravagance et donner plus d’espace à des pensées folles… Il péchoit surtout en subtilité ; il avoit trop de ce qui élève et qui remue et trop peu de ce qui fonde et qui affermit. Son repos même étoit agité : il dictoit ses dépêches en dînant. Il dormoit les yeux ouverts, et l’un de ses domestiques m’a dit que, de ces yeux ouverts, il sortoit des rayons si affreux que, souvent, il en eut peur et ne s’y accoutuma jamais bien. » Ce bon duc, très excité depuis l’arrestation du prince de Condé, agitait tout dans la province de Champagne. Il traitait insolemment les envoyés du roi ; il levait des troupes ; il jetait du monde dans les villes frontières ; il vendait la coupe de ses bois pour faire de l’argent ; il était sans cesse en relation avec Sedan et avec cet infernal Bouillon[1].

Celui-ci, esprit caustique et rebelle expérimenté, jetait l’huile sur le feu et excitait le pauvre Nevers qui n’avait pas besoin d’être mis hors de sens. Après l’arrestation de Condé, Bouillon avait dit en s’échappant : « Notre procès ne peut se vider qu’à huis ouvert ; que ceux qui ont accoutumé d’en jugera huis clos aillent à Paris s’ils veulent s’y enfermer ; je tiens que le chemin de Soissons est le plus assuré que nous puissions tenir. » Et, en effet, Soissons et les provinces de l’Est devaient être le champ de cette nouvelle rébellion. Terrain bien choisi, puisqu’il commandait la capitale, coupait ses relations avec le dehors, et assurait, par les Flandres, la Belgique et l’Allemagne, la venue des troupes étrangères destinées à renforcer les armées des princes. « Je suis contraint de me sauver sans bottes, aurait encore dit Bouillon, mais pour un bas de soie qu’on me fait gâter, je ferai user par centaines les paires de bottes. » Sa prédiction se réalisait, toute la France de l’Est était à cheval et bottée.

Les nouveaux ministres ne s’en étonnaient nullement. Luçon lui-même, oublieux de ses bonnes relations avec le Père Joseph et avec le duc de Nevers, répondit sur un ton ferme et moqueur

  1. Le 27 novembre, on avait appris que Bouillon renforçait la garnison de Sedan. Le 1er décembre, on a nouvelle à la cour que Nevers a surpris Sainte-Menehould, et y a mis une forte garnison.