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importance — sauf celle de 1803 en Russie — la grippe resta étonnamment silencieuse jusqu’en 1830. Ses méfaits n’étaient déjà plus qu’un souvenir lointain, lorsqu’on la vit soudain réapparaître à l’extrême Orient, messagère bientôt redoutée d’un nouveau mal, encore plus meurtrier et non moins mystérieux, dont le nom seul allait propager l’épouvante comme une traînée de feu et renouveler, en plein XIXe siècle, les plus folles paniques du moyen âge. Nous avons nommé le choléra, qui, des rives du Gange, s’avançait alors à doubles étapes vers le continent européen, où ses terrifians ravages rappelaient dès leur début toutes les sombres horreurs des anciennes pestes.

Par une étrange affinité d’allures, — et peut-être de conditions originelles, — avec ce désolant fléau, la grippe lui prépara manifestement les voies lors de ses deux premières apparitions en Europe, en 1832 et en 1849, le précédant à de très courts intervalles (1830-1847), s’effaçant devant lui au moment de sa bruyante invasion, prête à le remplacer au moindre signe de lassitude et de prochain départ. Quoi qu’il en soit, les deux grandes manifestations de 1830 et de 1847 ne causèrent en France que peu de désastres. Le choléra s’était tyranniquement réservé la plus grosse part. Grâce à cette récente bénignité, et aux trente années de calme absolu qui suivirent l’épidémie de 1847, l’oubli s’était fait de nouveau et plus complètement que jamais, sur le nom même de l’importune visiteuse. La génération actuelle, longuement familiarisée avec les formes insignifiantes auxquelles on appliquait banalement l’épithète si redoutée jadis, n’avait aucun motif légitime de les considérer comme des menaces inquiétantes d’explosion nouvelle. Telle a été la raison psychologique de ce dédain irréfléchi, avec lequel fut généralement accueillie, en octobre 1889, l’annonce de la réapparition — il serait plus juste de dire la résurrection — de la grippe épidémique. Le mal était à ce moment si loin, on était si bien habitué à ne plus compter avec lui, qu’il eût paru puéril de s’alarmer pour si peu. Et cependant la vitesse significative de sa marche n’indiquait que trop clairement combien elle paraissait disposée à suivre, de tout point, les néfastes traditions de ses devancières.

Signalée à Moscou, vers la fin de septembre, la grippe fait son entrée à Saint-Pétersbourg dans la première quinzaine d’octobre, envahit en un mois l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, arrive à Paris en décembre, descend à marches forcées, sans oublier aucun centre populeux, vers les Alpes et les Pyrénées, qu’elle franchit en janvier 1890. Rome, Madrid, Alger sont presque simultanément atteints, vers le commencement de février. On ne