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des républicains. Laissant ceux-ci rejeter la force qui s’offrait à eux, ils la recherchaient. A l’exception de quelques obstinés ou de quelques chefs, tels que Berryer, rivés à leur rôle de porte-drapeau, ils se déclaraient en faveur de celui vers lequel s’avançait le succès. Ils se disaient qu’ils seraient moins vaincus en s’associant d’avance au vainqueur, quoiqu’il ne fût pas de leur choix ; qu’il leur accorderait au moins des égards ; que, s’ils avaient à redouter quelques concessions à des idées abhorrées, ils obtiendraient en retour des garanties sérieuses pour les principes essentiels. Le succès d’un nom dynastique leur semblait un présage de ruine pour la république, et la république renversée, ils se flattaient d’avoir aisément raison du prince et de reconstruire la monarchie.

Thiers comprit et n’insista pas. Après un instant d’hésitation en faveur de Cavaignac, il se décida à adopter lui aussi la candidature du prince Louis. Il m’a conté le petit fait par lequel lui fut rendue sensible la puissance électorale de ce nom. — En ce temps, dans chaque maison un porteur venait chaque jour avec ses seaux d’eau. Thiers, descendant par hasard au jardin par l’escalier de service, se heurte au sien. Il l’arrête. « Ah, vous voilà ! causons un peu : eh bien ! il va y avoir des élections pour nommer un président ; que pensez-vous du maréchal Bugeaud ? — Connais pas. — Du prince de Joinville ? — Ah ! le fils à Philippe ! — De Cavaignac ? — J’en ai entendu parler. — Et du prince Louis-Napoléon ? — Ah ! celui-là, fit le bonhomme d’un ton décidé, celui-là je le connais ! »

Thiers imagina alors de diviser l’adversaire qu’il renonçait à aborder de front. Il proposa au prince Jérôme de poser sa candidature, et il l’eût soutenu contre le prince Louis. Jérôme ne tomba pas dans le piège où son honneur aurait sombré sans profit : il comprit qu’il serait plus ridicule encore qu’odieux en disputant à l’audacieux de Boulogne et de Strasbourg le droit de relever le nom de Napoléon. Son fils fut également très correct. — Après l’évasion de Ham, il s’était rendu à Londres auprès de son ancien professeur d’Arenenberg. Les deux cousins avaient vécu dans une intimité qui ne fut pas sans quelques difficultés, si l’on en juge par la lettre qu’après la séparation le prince Louis écrivait à Vieillard : « Au fond, ce que je reproche à Napoléon, si toutefois on peut reprocher à un homme ses défauts de nature, c’est d’avoir un caractère indéchiffrable. Il y a des personnes qu’on comprend, qu’on connaît du premier abord. Sympathie ou antipathie, vous savez tout de suite à quoi vous en tenir. Mais Napoléon est tantôt franc, loyal, ouvert, tantôt son cœur semble parler gloire, souffrir, palpiter avec vous pour tout ce qu’il y a de grand