équilibre sur une patte, allongent l’autre patte horizontalement, comme des danseurs du Grand-Opéra. Quelquefois je suis pris de l’envie de les applaudir, tant l’illusion qu’ils me procurent est complète.
A cela près, de plaisirs et de distractions, ici, il n’y en a point. La société, nulle ; les femmes, ces femmes à la gorge dorée, ces Provençales qui, selon M. Sue, valent les filles de l’Arno, elles sont sales et haves, et de plus elles parlent le patois — horrible patois ! — Et pourtant vous savez tout ce qu’on a dit et répété de ce patois : Langue des trouvères, langue poétique, langue d’amour ! — Stupide ! ridicule ! — Ne croyez pas à tout cela. Le patois est un composé de mots celtiques, arabes, latins, italiens, etc., et il est prononcé le plus communément avec des inflexions de voix dures et gutturales ; c’est fort déplaisant. Je vais plus loin, je nie que les Méridionaux de France puissent passer pour un peuple doué d’une haute organisation poétique. A celui qui me contredira je demanderai si Corneille était Provençal ; si Racine, La Fontaine, Molière, Voltaire, Lamartine, Chateaubriand, Hugo. sont nés sous le ciel du Tran di Diou ? A mon avis, ce ciel de la Provence qui n’est ni froid, ni brumeux, ni chaste, comme celui des pays septentrionaux, qui n’est ni chaud, ni bleu, ni enflammé comme celui de l’Italie, de la Grèce ou des Tropiques, auquel il manque les belles eaux de ces régions, ces cèdres du Liban, ces châtaigniers de la Sicile, ces ouragans des Antilles, ces palmiers de l’Arabie, ces longues forêts du Nord si chevelues, ces riches campagnes si fécondes, si vertes en été, si mélancoliques en hiver, lorsque la neige les a ensevelies, et ces longues soirées passées au coin du feu si favorables à la méditation, — ce ciel est une sorte de terme moyen où la sève poétique est comme la sève végétale : elle n’arrive jamais à un vaste développement. Ce qu’on rencontre ici au lieu de poésie et d’éloquence, c’est la finesse, c’est l’esprit des affaires : il y a un avocat ou un bavard en herbe dans chaque bambin.
Les journaux vous ont appris que des troubles avaient eu lieu à Lyon. L’ordre est arrivé presque aussitôt de faire marcher deux bataillons du régiment de ligne qui tient garnison ici. Cette nouvelle a répandu quelque inquiétude d’abord ; mais l’influence de ce qui se passait à Lyon n’a pas eu l’effet qu’on pouvait craindre sur les 25 000 ouvriers qui peuplent nos ateliers. La Société des Droits de l’homme avait envoyé des émissaires pour exalter l’esprit de ces pauvres diables, afin de provoquer une simultanéité de révolte, mais ils ont complètement échoué. Nîmes n’a pas bougé, et la tranquillité la plus grande n’a pas cessé de régner. Au surplus, cette ville si renommée par ses agitations, son fanatisme politique et religieux, n’a pas compté une seule collision depuis bientôt trois ans entre les partis qui divisent sa population. Nous apprenons à l’instant même que la situation de Lyon s’améliore. Dans la soirée du 18, un rassemblement excité sur la place des Terreaux par quelques meneurs a été dispersé sans difficulté : sur 14 individus arrêtés, deux seulement sont ouvriers ; — on s’attendait à voir reprendre le travail hier.
Maintenant que ces lignes sont écrites, il me vient un scrupule : je crains que la nuance politique qui s’y décèle ne vous choque. Vous êtes quelque peu Caracalla, je crois, mon cher Renduel.
Eugène Chapus écrivait des lettres fort récréatives, mais les rentrées de Renduel ne s’effectuaient toujours pas, et plus d’un an s’écoula sans que celui-ci reçût rien de Nîmes. Cependant,