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vérité, et il n’y avait là de sa part ni aveuglement ni outrecuidance. Ce qu’il a dépensé d’efforts et de talent dans ces six volumes est incroyable. Je doute qu’il ait laissé un seul texte, même très secondaire, sans l’examiner à la loupe. On a prétendu qu’il se plaisait à interroger surtout les documens juridiques, et qu’il se souciait trop peu de toucher du doigt la réalité. Il a pourtant professé vingt fois le contraire. « Dans les lois, dit-il, nous voyons les règles abstraites suivant lesquelles la justice était rendue. Dans les récits des écrivains, nous trouvons non plus les règles abstraites, mais les faits concrets et réels ; nous avons des descriptions de procès, de jugemens, de condamnations. Dans les procès-verbaux de jugemens et dans les formules, nous constatons les usages de la procédure et la composition des tribunaux. Ces trois classes de documens se complètent et s’expliquent. Celui qui n’étudie que l’une d’elles, ou qui donne à l’une d’elles une importance disproportionnée se fait une idée fausse de la justice mérovingienne… L’historien n’est maître d’un sujet que lorsqu’il possède sur ce sujet des documens de nature diverse. Il a besoin de documens qui le renseignent sur l’état légal, et d’autres documens qui lui montrent l’état réel, avec toutes les nuances de l’application. » Ce précepte, il le suivait à la lettre, comme l’atteste l’abondance énorme des détails qu’il a puisés dans Grégoire de Tours, dans les hagiographes, les correspondances, et les monumens de la pratique. Peut-être a-t-il parfois dans ses premiers volumes exagéré la portée de certaines fictions juridiques qui n’étaient que des apparences ; mais ce défaut s’atténuait de plus en plus chez lui, et il en subsiste peu de traces dans ses derniers écrits.

M. Fustel a eu encore un autre mérite. Il n’était pas de ces esprits superficiels qui frôlent les problèmes sans les remarquer, et qui s’arrêtent à la surface des questions. Nul n’a eu plus que lui cette subtilité du flair, cette acuité du regard, qui nous mènent d’emblée jusqu’au fond des choses. Ce qui l’attirait de préférence, c’étaient les parties les plus ardues de la science. Il avait horreur des curiosités qui font les délices de tant d’érudits ; il n’avait de goût que pour les recherches qui sont destinées à jeter un peu de lumière sur l’âme humaine, et il est visible que même ses plus petites monographies se reliaient à quelque idée générale. Il disait qu’il aimait mieux creuser que de s’étendre. Il n’a rien publié, en effet, qui ne soit un modèle de pénétration et de sagacité. Pas une difficulté qu’il n’aperçoive, et qu’il n’attaque de front ; pas une qu’il abandonne avant de l’avoir tranchée, ou avant de s’être assuré qu’elle est inextricable.

On veut qu’il ait été incapable de saisir l’infinie complexité des