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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/882

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Aux portes de la Crimée, ils le retrouvèrent à Gallipoli et l’accueillirent avec la même hautaine indifférence, sans que les ravages du fléau pussent ébranler leur insouciance. De ce début cruel, la bataille de l’Alma les récompensa. Ils y parurent en leurs seules compagnies d’élite, formées en un unique bataillon, destiné, dans l’esprit du général Canrobert, à frapper la suprême victoire, à donner le coup de marteau aux colonnes russes. Au moment de l’attaque du plateau, lorsque l’Alma franchie, les troupes ont mis sac à terre et emportées par leur ardeur, par l’exemple affolant des zouaves, roulent vers l’ennemi, dans une fureur de vague, Canrobert, impuissant à maintenir l’ordre, aperçoit un bataillon qui s’avance comme à la parade ; il l’a reconnu, et, galopant à lui, il lui crie : « A la bonne heure, servez d’exemple aux autres, braves légionnaires ! » Et lui accolant deux batteries, il le lance pour faire brèche.

La guerre de Crimée ne pouvait que mettre en un relief saisissant la haute valeur militaire d’une troupe telle que la brigade étrangère. Dans cette rude campagne, où l’endurance, les aptitudes variées, la bravoure native de notre armée, se haussèrent au prodige, les légionnaires se taillèrent une réputation d’élite. Il y a quelque part un tableau très simple, où Détaille a campé un légionnaire dans la tranchée, devant Sébastopol, lequel rend, avec une vérité profonde, la physionomie très particulière de ce soldat de race. L’homme est droit ; peut-être gagnerait-il à se baisser pour s’abriter davantage, mais c’est sa nature de légionnaire de se présenter debout au danger. Il est enveloppé de sa criméenne à pèlerine, un mouchoir serré à la nuque et noué sur la visière ; on devine sur le devant sa grande cartouchière d’Afrique ; il tient son arme des deux mains, le canon appuyé sur la plongée, attendant l’événement, prêt à mettre en joue. Son visage de vieux soldat s’est immobilisé dans la contention d’une pensée, durci d’une froide résolution. Sous la tristesse du jour d’hiver qui tombe, l’on sent qu’il s’est savamment protégé contre le froid intense, avec son ingéniosité des choses de la guerre, et qu’ainsi rendu indifférent à tout ce qui n’est pas l’ennemi, son âme reste implacablement concentrée dans l’unique préoccupation de bien mourir au poste, dont il a l’honneur et la garde. Après l’avoir regardé, l’on est sûr que rien ne le fera bouger de là.

Quand on a l’expérience d’une pareille troupe, il devient impossible de s’en passer aux heures décisives. A peine s’ouvrait la campagne d’Italie que la brigade étrangère était appelée à Gênes et attribuée au corps du général de Mac-Mahon. Elle y gagna de conquérir le village de Magenta, de s’y implanter et de le garder, dans la simplicité héroïque qui s’inspire de la phrase