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table, il disserta d’un ton acerbe sur la folie des hommes et particulièrement sur l’extravagance d’Alexandre. Puis, s’avisant que Caulaincourt demeurait silencieux et grave, il lui frappa légèrement la joue : « Eh bien ! vous ne dites rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pétersbourg ? » Et haussant la voix : « L’empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs. Il a fait de vous un Russe. » Caulaincourt pâlit ; qu’en présence d’un étranger, d’un ennemi, on se permit de douter de son patriotisme, c’en était trop ; l’injure l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme. Dès que Balachof se fut retiré, il éclata, il laissa déborder son cœur et sa colère ; on ne le reconnaissait plus, il était hors de lui. Il déclara qu’il s’estimait meilleur Français que les fauteurs de cette guerre, qu’il se faisait gloire de la désapprouver, qu’il demandait à se retirer du quartier général, à s’en aller dès le lendemain, qu’il sollicitait un commandement en Espagne et la permission de servir l’empereur loin de sa personne. Étonné et confus d’avoir offensé un ami si fidèle, Napoléon s’appliqua à le consoler, à l’apaiser : « Qu’est-ce qui vous prend ? Et qui met votre fidélité en doute ? Je sais bien que vous êtes un brave homme. Je n’ai fait qu’une plaisanterie. » Mais il n’écoutait rien. Oui, c’était un brave homme, et on doit remercier M. Vandal d’avoir fait ressortir cette modeste et sympathique figure, de lui avoir donné dans son livre, qui est une galerie de portraits faits de main d’ouvrier, la place d’honneur qui lui appartenait. Gloire aux grands hommes ! mais respectons les braves gens, qui sont à leur façon une espèce rare. Ceux qu’on rencontre dans l’histoire reposent et rafraîchissent les yeux.

Caulaincourt disputant contre Napoléon, c’est le bon sens aux prises avec le génie et s’efforçant de lui persuader que les hommes merveilleux ne doivent pas trop aimer l’extraordinaire, ni le regarder comme une chose très naturelle, ni se flatter de faire toujours des miracles, ni tenter les dieux jaloux. Mais il ne réussit pas à se faire entendre de ce soleil qui, aveuglé par sa propre lumière, ne voyait plus son chemin et courait droit à l’abîme où il allait disparaître. « Il est d’un sage, disait le poète grec, d’adorer Némésis et d’humilier son cœur devant elle. » Les anciens représentaient cette fille de la Nuit comme une divinité ailée, qui tenait une équerre à la main. Elle est la déesse de l’infaillible mesure, elle rabaisse ce qui lui paraît trop grand, elle châtie les volontés superbes et les désirs infinis, ses vengeances sont aussi rapides que le vol d’un oiseau, et ses ailes font si peu de bruit qu’on ne l’entend pas venir.


G. VALBERT.