comment, au XVIIIe siècle, la vieille mode vénitienne fut remplacée à Venise par la mode française, qui devait régner plus de cent ans, d’un pouvoir absolu, dans l’Europe entière. Mais je ne crois pas que nulle autre part cette substitution de la mode générale à la mode locale se soit accomplie dans des conditions plus caractéristiques, ni qui attestent mieux l’invasion toute-puissante du cosmopolitisme. On sait en effet qu’il n’y avait rien dont la République de Venise fût aussi fière, jadis, que de la permanence de ses mœurs et de ses traditions nationales. Elle veillait à leur conservation avec un soin jaloux, multipliant les lois et les décrets pour s’opposer à l’importation des nouveautés étrangères. La réglementation du costume, notamment, faisait l’objet d’un code spécial, accompagné des sanctions les plus rigoureuses ; et un corps spécial de fonctionnaires, le Comité des Pompes, formé d’un inquisiteur, de trois provéditeurs, et de trois supra-provéditeurs, avait pour mission expresse d’assurer le maintien des anciens usages : jouissant, avec cela, d’une autorité considérable, et disposant même d’une police particulière, que dirigeait un officier entièrement soumis à ses ordres. Le Comité des Pompes avait partout libre accès : nobles et bourgeois étaient tenus de se conformer à ses décisions, qui étaient affichées d’office, en belle place, dans toutes les échoppes des tailleurs, des bottiers, des brodeurs, et des coiffeurs de la République, et solennellement lues du haut de la chaire, le dimanche, dans toutes les églises. Fondé de temps immémorial, son pouvoir était resté si grand jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle, qu’en 1660 les nobles et les patriciennes de Venise s’habillaient encore de la même façon, ou à peu près, que leurs aïeux et leurs aïeules du temps de Titien.
Mais un jour vint où la mode l’emporta sur l’orgueil national ; et dès ce jour le Comité des Pompes eut beau vouloir résister, il eut beau protester, sévir, adjoindre à sa police spéciale toute la police et toute l’armée de la République : le courant qu’il essayait d’arrêter poursuivait sa marche, de telle sorte qu’après un demi-siècle de lutte le malheureux comité dut s’avouer vaincu. Histoire à la fois comique et touchante : comique lorsqu’on en regarde le détail particulier, mais si touchante, si profondément triste, quand on songe qu’avec ces modes anciennes c’était l’originalité, la beauté, la grandeur même de Venise que le Comité des Pompes s’évertuait à défendre ! Hélas, le progrès triomphe désormais sans obstacle dans la ville des doges ; la place Saint-Marc, le quai des Esclavons, la Merceria sont remplis de bazars, où nobles et bourgeois trouvent tout faits d’élégans costumes à la mode de Berlin ; et le moment est prochain où les vaporetti auront chassé du Grand-Canal la dernière gondole.
En 1668, le patricien Scipione Collalto, revenant d’un voyage à