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Il sait aussi que toute entreprise est une guerre, que toute guerre a ses hasards ; mais il a juré de gagner sa bataille.

En un mot, le vrai colon doit avoir le goût d’agir et de vouloir. Par malheur, le temps présent est peu favorable à l’action. Ces messieurs du Comité Dupleix prétendent que nous souffrons d’une anémie de la volonté. Ils citent avec une juste horreur ce déplorable aphorisme échappé à l’un de nos grands penseurs : « Les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. » Ils se plaignent que nos littérateurs se divisent en trois classes : les sceptiques, les mystiques et les pornographes, et il faut convenir que ni la pornographie, ni le mysticisme ni le doute ne font prospérer les colonies. L’homme d’action est peu fêté par le roman contemporain ; il ne met guère en scène que des voluptueux, racontant à l’univers leurs désirs d’un jour, leurs ivresses d’une nuit, et les mélancolies de leur satiété. Ces gens-là feraient de tristes colons. On peut être certain qu’Anglais, Hollandais ou Espagnols, Provençaux, Gascons ou Normands, tous les planteurs, tous les éleveurs qui ont réussi avaient du caractère ; c’est un article de première nécessité. Dans son île déserte et avant de connaître Vendredi, Robinson, faute de mieux, s’amusait à converser avec son perroquet, qui lui disait souvent : « Robin, pauvre Robin, qu’es-tu venu faire ici ? » Il pouvait lui répondre : « Je suis venu montrer tout ce que peut faire un homme qui sait vouloir. »

Je veux donner un conseil à M. Bonvalot et lui recommander, dans l’intérêt de la colonisation, un moyen de propagande plus efficace encore que ceux dont il s’est avisé, que les abécédaires, que l’imagerie à bon marché. Qu’il tâche de découvrir, en le cherchant bien, un jeune romancier las des voies battues et capable d’écrire dans une langue simple et populaire un livre aussi sain, aussi viril, aussi puissant, aussi attachant que Robinson Crusoé, dans lequel il glorifierait d’autres exploits que des entreprises galantes, d’autres aventures que celles de la chair et des sens, d’autres héros que ceux qui font de la volupté un art savant ! M. Bonvalot réussira-t-il à mettre la main sur ce jeune homme précieux, auquel il communiquerait sa flamme, et qui aurait assez de talent pour intéresser les villes et les campagnes à tout ce qui peut se passer dans l’âme d’un colon, à ses tribulations, à ses déconvenues et à ses joies, à ses défaites et à ses laborieuses victoires, à ses abattemens de cœur et à ses fiertés ? J’en parle à mon aise, mais je crains que mon jeune homme ne soit difficile à trouver ; ce n’est pas de ce côté que le vent souffle.


G. VALBERT.