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matériels nous manquaient pour continuer la lutte, plus la vigueur morale qui nous maintiendrait debout et insoumis contre nos malheurs s’imposerait à l’attention et au respect du monde. C’est cette puissance immatérielle du prestige et de l’honneur, acquise et étendue, avec le territoire national, par les vertus et le sang de nos pères, qui, même dans la mutilation du sol, pouvait rester intacte. Elle resterait telle si, par la ténacité, la vigueur et la durée de son effort, même infructueux, la France donnait au monde l’impression qu’elle succombait, non sous l’affaiblissement, mais sous le mauvais emploi de ses forces, et que, par suite, sa défaite n’ouvrait pas une ère, mais datait un accident passager dans son histoire. Et cette puissance morale travaillerait à rétablir tôt ou tard l’unité de notre territoire, soit que l’Allemagne, par l’habile modération de la paix, ménageât un adversaire dont elle aurait reconnu la vitalité, soit que, si elle prétendait se garantir par l’excès même de ses prises contre nos revendications futures, la précarité de l’ordre fondé sur cette violence apparût aux autres peuples, les entraînât les uns après les autres aux alliances et aux armemens qui naissent toujours des situations instables, et, faisant de tous les victimes de l’iniquité commise par un seul, préparât le jour où, pour se rendre le repos à eux-mêmes, ils feraient restituer à la France son bien.

Il s’agissait donc d’étendre sur la patrie déjà abattue l’œuvre de ruine et de mort, sans illusion sur la vertu immédiate de ces épreuves, il s’agissait de souffrir avec la claire perspective de ne pas vaincre ; il s’agissait de sacrifier la génération présente à l’avenir. Pour diriger une telle lutte, il fallait un chef. Il fallait que ce chef imposât silence à toute déclamation et à toute jactance ; qu’au lieu de verser le courage comme une ivresse, avec des illusions, il l’inspirât calme et grave, comme un acte de raison prévoyante ; qu’il préparât chacun de ses efforts comme s’il en espérait le succès, qu’il les renouvelât comme si les échecs étaient naturels ; qu’il prodiguât les ressources et les hommes sans s’attendrir à la plainte du pays, et les ménageât seulement pour s’en servir avec plus d’efficacité ; qu’il se résignât à paraître inerte aux agités, timide aux téméraires, obstiné aux timides, cruel aux amis secrets de la paix ; que, toujours le même dans une situation empirée chaque jour, il dominât d’une volonté inflexible le murmure croissant des lassitudes, des impatiences, des colères, peut-être le tumulte des séditions, peut-être les périls d’attentats contre sa personne ; qu’il durât pour faire durer la défense ; qu’il épuisât avant de la finir toute la vigueur des soldats, tout le pain des sièges, tout le prestige de son nom ;