Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrivée à concevoir des groupes plus expressifs et des actions plus intéressantes. Toutefois, M. Dagnan-Bouveret n’avait point jusqu’à présent mis le pied sur le terrain de l’histoire proprement dite. En prenant, pour son champ d’essai, le sujet même où les plus grands initiateurs de la Renaissance, Taddeo Gaddi, Andréa del Castagno, Cosimo Rosselli, Domenico Ghirlandajo, avaient donné la mesure de leur vigueur intellectuelle et pittoresque, et que leur prodigieux héritier, Léonard de Vinci, avait choisi pour y développer, dans la perfection d’un chef-d’œuvre unique, l’étendue et la profondeur de son génie, il s’exposait à la comparaison de souvenirs redoutables. L’honneur qu’il a rêvé lui est acquis : ces souvenirs ne l’écrasent pas.

Ce dernier repas de Jésus avec ses disciples, cette Cène qui est à la fois l’institution de l’Eucharistie et l’annonce de la Passion, a été différemment représentée par les artistes, suivant qu’ils y ont vu de préférence l’origine miraculeuse d’un culte nouveau ou le prélude humain d’une tragédie divine. La mise en scène qui a prévalu de bonne heure, après la fresque de Taddeo Gaddi dans le réfectoire de Santa Croce, est la disposition en longueur, avec la table de fond, derrière laquelle le Christ et tous les apôtres se présentent de face ou de profil, sauf le traître Judas, assis, à part, sur le devant, mieux désigné ainsi à la haine des fidèles. C’est celle qui se retrouve dans presque tous les couvens italiens, durant le XVe siècle, Andréa del Castagno, Cosimo Rosselli, Domenico Ghirlandajo n’y ont rien changé que quelques accessoires matériels. Chez tous, le Christ est assis ; chez tous, il laisse reposer sur son cœur la tête endormie de Jean, le disciple bien-aimé. Son geste, dans cette attitude contrainte, forcément lent et contenu, est celui d’une résignation douloureuse et bienveillante. Chez Ghirlandajo comme chez Castagno, son modèle, c’est par des expressions méditatives et des échanges de réflexions, à voix basse, entre voisins, que les apôtres manifestent, gravement et discrètement, leur surprise ou leur indignation. A première vue, Léonard de Vinci semble avoir lui-même complètement respecté cette ordonnance séculaire : en fait, il la modifie à fond, tant pour le sens que pour la forme. Son esprit scientifique de philosophe expérimental et de statuaire naturaliste, très peu porté au mysticisme, y voit surtout un drame humain. Avec ses habitudes de pousser à fond toutes ses recherches, il saisit cette occasion de grouper, dans une action fortement nouée, tous les acteurs, en donnant à chacun l’expression la plus intense et la gesticulation la plus significative d’après la nature de son tempérament et la probabilité de ses sentimens. Pour se conformer