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commença à s’occuper du Sænger-Krieg d’où sortit son Tannhæuser ; c’est à Paris encore qu’il lut Wolfram d’Eschenbach, et qu’il découvrit le chevalier du Cygne, Lohengrin ; c’est à Paris, si je ne me trompe, qu’il commença l’étude approfondie de l’Edda. Bref, si Wagner devint, par la suite, le poète national que l’on sait[1], s’il ressuscita toute une poésie oubliée, s’il créa tout un Olympe allemand, il le dut, tout d’abord, à ce séjour à Paris et à cette révélation qui s’y fit, à lui et en lui, de sa nature exclusivement, impérieusement allemande.

« Par mes pensées, — a-t-il dit en parlant de ces années fécondes, — par mes désirs, je ne vivais déjà plus qu’en Allemagne. Mon cœur se gonflait d’un patriotisme ardent, profond, jamais ressenti auparavant… Ce fut mon isolement à Paris qui y éveilla cet amour passionné pour la patrie allemande. Mais ce que j’aimais avec tant d’intensité, ce n’était point la réalité connue telle quelle, aisément accessible. Loin de là ! ce que mon cœur devinait et souhaitait, c’était une patrie nouvelle, une patrie qu’il me faudrait conquérir avant de la posséder, dont je savais au moins une chose, c’est que jamais je ne la trouverais ici, à Paris. »

Ce passage, surtout dans ses dernières lignes, montre clairement que la France n’a pas seulement rendu Wagner à son pays. Il n’était pas homme à se contenter, comme Mozart, de la satisfaction de se dire « un honnête Allemand » ; non ! son regard portait plus haut et plus loin. Si c’est en France que le maître prit conscience de sa race, c’est en France aussi qu’il put apprécier à quel niveau était tombée la nation allemande, dans sa stérile imitation de la vie et de l’art français. Il ne s’en fût peut-être jamais douté s’il n’eût longtemps habité Paris, s’il n’eût pu toucher du doigt, pour ainsi dire, cette vérité : que telle façon de concevoir l’art et la société, justifiée, d’un côté du Rhin, par les brillantes qualités de l’esprit français, devenait, de l’autre côté, odieuse et ridicule, par le fait seul qu’on s’obstinait à l’inoculer à un peuple auquel manquaient ces dons originels de finesse et de goût. Tout ce qui peut choquer un étranger qui, pour la première fois, visite l’Allemagne, blessait désormais au cœur cet ardent patriote. Il voyait son pays s’attarder dans une stérile imitation de la France, au lieu de chercher dans son propre génie une source vive d’inspiration. La lutte qu’il entreprit dès lors, et qu’il devait poursuivre jusqu’à sa mort, dans le vaste domaine de la vie sociale et de la vie artistique, cette lutte contre l’Allemagne moderne et officielle, fut donc, à beaucoup d’égards, non point un combat contre la France, mais bien un combat contre l’importation des conceptions

  1. Déjà Mozart s’était écrié, à vingt ans : « Quelle gloire si je pouvais, grâce à ma musique, contribuer à la renaissance d’un théâtre national allemand ! »