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françaises en Allemagne, ou, si l’on aime mieux, contre l’invasion d’une influence étrangère dans le pays qui était le sien.

Encore serait-ce singulièrement rétrécir l’horizon intellectuel de cet homme remarquable que de ne voir autre chose, dans ses vues sur la décadence artistique de sa patrie, qu’un banal corollaire de l’antagonisme national entre Francs et Germains. Ce fut en 1840, à Paris, Wagner nous l’apprend lui-même, qu’il devint révolutionnaire, et ce fut tout d’abord l’artiste, chez lui, qui se révolta contre le mercantilisme. En Allemagne, il aurait encore pu se faire quelques illusions, non pas certes que l’art y soit moins vénal qu’en France, mais parce que l’Allemand excelle à jeter, sur ses appétits les plus grossiers, la draperie complaisante des grands mots. On peut dire en effet d’une façon générale qu’il y a plus de franchise dans les pays latins que chez les peuples germains. Or ce que Wagner voyait autour de lui, à Paris, c’était la France de Scribe et de Meyerbeer, la France du veau d’or et de l’art-industrie. Cela lui dessilla les yeux : il comprit du coup quelle était la situation de l’artiste dans le monde moderne ; et, se dressant en face de ce monde, dans la noble fierté de sa propre mission, il lui jeta un cri de révolte indignée.

Tout d’abord, ce ne fut que contre les conditions faites à l’art par la société actuelle que Wagner s’insurgea ; mais, par une nécessité logique qui n’échappera à personne, sa réprobation devait en arriver peu à peu à englober cette société elle-même. Ce qui fait, d’ailleurs, l’originalité de son point de vue, c’est qu’il ne croyait pas à l’efficacité des révolutions politiques pour la guérison d’une société malade, et que même il ne consentit jamais à l’admettre. La révolte, pour lui, reste un phénomène tout intérieur, tout moral ; c’est un souffle puissant d’indignation contre l’iniquité des temps présens ; et cette sainte colère est comme la première étape de la voie qui conduit à la « régénération ». On sait combien cette idée maîtresse d’une régénération possible de la société s’imposait à Wagner, durant toute la seconde moitié de sa vie ; je n’ai pas à m’y arrêter aujourd’hui. Ici même, il y a quelques mois, j’ai esquissé le rôle magnifique que le maître assigne à l’art dans cette évolution morale de l’humanité. Tout ce que je tiens à rappeler, c’est que Wagner, à Paris, non seulement sentit la poussée irrésistible et définitive de sa race, non seulement y devint à jamais Allemand, mais qu’en outre il y franchit ce que j’appelais plus haut la première étape de la régénération, celle de la révolte intérieure. Ecoutons-le lui-même parler de cette année 1840 : « J’entrai alors dans une voie nouvelle, celle de l’insurrection contre les conditions que la société moderne fait à l’Art. »