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On peut comprendre, dès maintenant, le rôle de premier ordre que jouèrent dans la vie de ce maître allemand les impressions générales laissées par son séjour en France. Me permettra-t-on cependant d’ajouter un mot encore sur cette « patrie nouvelle » à laquelle faisait allusion un passage cité plus haut ?

C’est qu’ici, en vérité, il ne s’agit plus de la seule France, mais de l’ensemble des séjours que Wagner fit à l’étranger, et qui, tous, servirent à nourrir son rêve. Outre les six ans qu’il passa à Paris, il habita pendant de nombreuses années soit la Suisse, soit l’Italie. On peut estimer à vingt-quatre ans peut-être le temps que le maître passa hors de son pays : vingt-quatre ans, c’est-à-dire la moitié de sa vie après qu’il eût atteint l’âge d’homme. Or je ne crois pas me tromper en avançant que ce fait dut avoir une influence déterminante sur le développement de sa pensée, on l’amenant, en l’aidant tout au moins, à se créer une Allemagne idéale, transfigurée par son imagination, une Allemagne avec laquelle le Bund et l’Empire n’offrent que de bien vagues traits de ressemblance. Lui-même n’a eu, à peu d’exceptions près, qu’amertume et déceptions dans sa patrie : — à Dresde (1843-1849), la critique et l’intendance des théâtres firent ce qu’ils purent pour lui rendre la vie impossible ; — on 1862, les Viennois lui refusèrent une répétition unique de Lohengrin, alors qu’à Paris on venait de lui en accorder cent-soixante-quatre pour Tannhæuser ; — à Munich, en 1865, la population tout entière le chassa brutalement ; — à Bayreuth, enfin, dès la pose de la première pierre, la presse allemande n’eut pour son œuvre que des expressions de mépris et de haine. Il y aurait ici de nombreux passages à citer pour montrer la tragique douleur qui devait emplir l’âme de Wagner lorsque, à cette Allemagne idéale qu’il rêvait, qu’il adorait, qu’il invoquait, s’opposa soudainement la réelle et réaliste Allemagne de M. de Bismarck : mais un seul fait suffira pour faire mesurer l’abîme qui séparait le noble rêve du poète de l’idéal « de fer et de sang » des politiques.

Le 13 septembre 1860, après onze ans d’exil, et peu après que Wagner eut revu son pays pour la première fois, il écrivait à Liszt : « C’est avec horreur que je songe à l’Allemagne et aux entreprises artistiques que j’y dois tenter. Dieu me pardonne, mais je n’y vois que petitesse et misère, trompe-l’œil et prétention, rien de solide ni de sérieux. La médiocrité, l’insuffisance (Halbheit) y règnent en souveraines, si bien que je préfère, tout compte fait, entendre le Pardon de Ploërmel à Paris qu’à l’ombre des glorieux chênes allemands que célèbrent les poètes ! Je dois t’avouer, du reste, que de fouler le sol allemand ne m’a pas fait la moindre impression ; tout au plus m’étonné-je de la