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aurait dû fortifier et comme étayer d’une double sauvegarde le respect dû à la liberté des opinions. Voilà qui est pour nous rendre modestes, et, s’il se peut, équitables.

On voudra bien reconnaître que, s’il est, par définition, une assemblée d’hommes qui doive être bouillante, où le diapason naturel de la voix puisse être fort élevé, où les poings doivent parfois éprouver la démangeaison d’enfoncer quelque argument dans une cervelle rebelle ou dans un crâne obstiné, ce doit bien être la convention d’un parti qui se pique d’être l’avant-garde de la révolution. Quelque chaleur se conçoit aussi dans la défense de ses opinions, quand il s’agit d’une question de vie ou de mort, comme l’est celle des rapports de l’anarchie et du socialisme pour des hommes dont quelques-uns voient dans le socialisme une religion et dans l’anarchisme une manœuvre de police ou une maladie mentale, et les autres, dans l’anarchie un noble idéal et dans le socialisme un médiocre opportunisme.

Soyons de bon compte : tout concourait à donner au Congrès de Queen’s Hall un caractère belliqueux et militant. Tout, jusqu’aux conditions extérieures. Une assemblée de près de mille hommes est forcément orageuse. Que sera-ce, quand les deux sexes siègent de compagnie et quand, nouvelle tour de Babel, toutes les langues du monde retentissent dans les débats ? Trois seulement d’entre elles, le français, l’allemand et l’anglais, avaient été promues au rang d’idiomes officiels. Toute harangue, prononcée en l’une d’elles, devait être immédiatement traduite en les deux autres. De vrai, pour éviter quelques… attrapades dans ces conditions, il eût fallu, non des socialistes, mais des anges, et encore des anges moins disputeurs que ceux de Milton. C’est dans un brouhaha infernal qu’il faut parler, à moins que, par un privilège accordé à quelques grands premiers rôles, on ne consente à laisser monter un orateur sur l’estrade. D’ordinaire, les traducteurs, ahuris, effarés, doivent, dans le tumulte, saisir le sens de ce qui se dit, revêtir immédiatement la pensée ainsi perçue d’une forme appropriée et concise dans une autre langue, et reproduire sur le coup un discours à moitié compris. Beau tour de force : mais quelle perte de temps ! Aussi, pendant les deux tiers de chaque séance les neuf dixièmes de l’assemblée n’écoutent pas, puisqu’il s’agit de la répétition dans un idiome qu’ils ignorent de choses qu’ils ont déjà ouïes. Un novateur hardi a proposé l’adoption du volapuk : la hardiesse de nos révolutionnaires a reculé devant ce remède. Notre civilisation doit encore s’accommoder de cet état : il n’y a plus de langue universelle, et il n’y a point encore de langue cosmopolite.