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ambitionnaient tous de l’avoir à dîner ; mais ce n’était point chose facile. Il ouvrait rarement les invitations ; elles étaient classées parmi les correspondances qui « le rendaient malheureux. » D’ailleurs, ouvertes ou non, il était incapable d’aller à heure fixe à un endroit donné ; l’opium avait aboli chez lui la notion du temps. Il fallait l’envoyer chercher. Le « pauvre petit » suivait le messager sans résistance, sinon de bon cœur, et les invités avaient un double régal. Celui des yeux, premièrement. Voici dans quel appareil Quincey parut un soir à un dîner de cérémonie : « Il portait un paletot en grosse étoile à longs poils, râpé, troué, et boutonné jusqu’au menton. Au cou, un mouchoir de couleur. Aux pieds, des chaussons de lisière pleins de neige. Son pantalon — quelqu’un suggéra que son pantalon était un caleçon noirci avec de l’encre, mais il n’aurait jamais pris la peine de déguiser son caleçon[1]. » Au bout de cinq minutes, personne ne pensait plus au costume de Quincey ; on était tout oreilles.

Il y avait plus difficile encore que de l’avoir ; c’était de ne plus l’avoir et de le faire repartir. L’inquiétude qui pousse l’homme à changer de place sans raison lui paraissait monstrueuse : elle tue le rêve. Quand Thomas de Quincey se trouvait bien quelque part, il y restait, sourd à toutes les insinuations. On n’avait d’autre ressource que de l’attirer par ruse et adresse à la porte de la rue, où ses instincts de noctambule devenaient le salut. L’obscurité le fascinait. Il s’y élançait, et ne reparaissait chez lui que le lendemain. Nul n’a jamais su où il allait dans l’intervalle. Les paysans des environs d’Edimbourg prétendaient qu’il se promenait la nuit dans les bois avec une lanterne. On savait par lui-même qu’il aimait à coucher à la belle étoile ; il s’élevait fréquemment, avec chaleur et amertume, contre la « barbarie » et la « brutalité » de la loi anglaise, qui assimile les dormeurs en plein air à des vagabonds. Après une nuit passée dans un sillon, le petit garçon d’un de ses amis demanda deux sous à son père pour ce pauvre bonhomme plein d’herbe et de terre.

Il ne manquait pas de gens qui s’estimaient trop heureux de le garder, et non pas seulement pour s’en amuser ; on l’aimait. Quincey restait chez eux plusieurs jours ou quelques mois, selon les circonstances, puis il disparaissait comme il était venu, sans l’avoir projeté ni savoir pourquoi. C’était le plus doux et le plus poli des commensaux, mais non le moins embarrassant. A peine osait-on le perdre de vue. Il dévastait à présent les bibliothèques, lui, Thomas de Quincey, jadis impitoyable pour

  1. John Hill Burton, loc. cit.